« Panem et circenses », « du pain et des jeux ». Voilà comment les autorités romaines espéraient maintenir l’ordre dans le peuple. Cette formule traduit en trois mots tout un état d’esprit, qui a fait ses preuves des siècles durant. Deux mille ans plus tard, certains dirigeants continuent de l’appliquer à la lettre. C’était particulièrement vrai au XIXe siècle, où le climat social était tendu partout en Europe. Le moindre incident pouvait avoir des conséquences désastreuses. C’est précisément ce qu’il s’est passé à Amsterdam le 25 juillet 1886.
En cette fin de XIXe siècle, la population amstellodamoise voit la révolution industrielle chambouler ses habitudes. Le travail est dur et les enfants quittent très tôt l’école pour aider leur famille à survivre. Les classes populaires n’ont que très peu d’occasions de se divertir, et pas de moyens financiers pour les mettre en place.
C’est dans ce contexte que se démocratise une pratique pour le moins amusante : le tirage d’anguille. Ce « sport » est présent dans toutes les grandes villes de l’époque, Amsterdam n’y faisant pas exception. Le principe est simple : le long d’un cours d’eau (si possible en plein centre-ville, afin d’accueillir le maximum de spectateurs), on tend une corde de part et d’autre. On y attache une anguille vivante, spécialement sélectionnée pour ses propriétés glissantes. Il est généralement d’usage de la graisser afin de la rendre encore plus difficilement saisissable. Une fois ces préparatifs réalisés, les concurrents défilent un à un sur un bateau qui avance à une vitesse régulière et ont pour but d’arracher l’animal en ne s’aidant que d’une seule main.
Le vainqueur est bien entendu celui qui arrive à décrocher l’anguille de sa corde, ou du moins une partie de son corps. Le grand gagnant est alors acclamé par la foule et reçoit en guise de cadeau la possibilité de faire frire sa prise. Ce spectacle donne la possibilité aux habitants de la ville de se divertir, principalement en se moquant des participants qui tombent à l’eau.
C’est dans ce contexte difficile que s’organise une nouvelle partie de tirage d’anguille le 25 juillet 1886 dans la capitale des Pays-Bas. Les passages s’enchaînent, mais personne ne parvient à arracher la bête de son « trône », ce qui énerve de plus en plus un policier. Après plusieurs heures, il atteint les limites de sa patience et décide de mettre fin au jeu en coupant la corde. Il intime l’ordre aux très nombreuses personnes venues assister au spectacle de rentrer chez elles. La foule voit d’un très mauvais œil cet acte, qui la prive de l’un des trop rares moments de bon temps dont elle dispose.
Au lieu de regagner leur domicile comme souhaité par le représentant des forces de l’ordre, les spectateurs deviennent acteurs, animés par une colère indescriptible : ils se jettent sur celui qui a osé les priver de leur jeu et le rouent de coups. Les gendarmes arrivent en renfort, mais trop tard : le policier est déjà mort de ses blessures. Cet épisode ne calme en rien la population qui déclenche une émeute : on dépave les rues, on dresse des barricades et chaque membre du bras armé de l’État devient une cible.
Trois jours durant, les Amstellodamois ne quittent pas les rues de leur ville. L’émeute est toujours aussi incontrôlable et aucun signe de faiblesse n’est visible. Face à cette situation qui semble inexpugnable, les autorités de la capitale appellent l’armée à la rescousse. Les militaires déployés ne prennent pas de pincettes et ouvrent immédiatement le feu sur les rebelles. Ceux-ci ne peuvent rivaliser, fautes de moyens et d’armes à disposition.
Les corps inanimés ou ensanglantés s’empilent dans les premiers rangs de la foule, ce qui décourage le reste de la population. Enfin, lorsque le calme semble revenu, on dresse une liste des victimes : au total, ce sont 26 civils qui périssent dans les évènements et 136 autres qui sont blessés. À cela s’ajoute le policier lynché et d’autres officiers touchés en attendant l’armée.
Finalement, « panem et cicenses » n’était pas une si mauvaise stratégie. Les dirigeants hollandais auraient mieux fait de l’appliquer à la lettre et ils l’ont appris à leurs dépens.
Auteur : Arnaud Pitout