Juste avant 10 heures, le dimanche 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, arriva en train à Sarajevo, la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Le but de sa venue était d’effectuer une visite de bonne volonté dans une province dangereusement agitée. Elle devait commencer par une cavalcade motorisée à travers les rues de la ville. François-Ferdinand et sa femme, Sophie, prirent place dans la deuxième voiture du cortège, qui suivait celle du commissaire de police et du maire de Sarajevo. Le véhicule royal avait été décapoté pour permettre à la foule de voir au mieux ses occupants.
À cette époque, la Bosnie-Herzégovine était l’avant-poste le plus au sud-est de l’empire austro-hongrois. Les nationalistes serbes, qui voulaient unir la partie serbe de la Bosnie à une Serbie indépendante, avaient profité des turbulences qui secouaient épisodiquement les Balkans – deux guerres locales avaient éclaté au cours des trois dernières années – pour créer un groupe natio- naliste, la Main noire.
Son but était d’obtenir l’indépendance de la Serbie par la violence. Ils avaient déjà tenté, en vain, d’assassiner l’empereur François-Joseph lui-même en 1911. À présent, il voyait en la visite d’état de François-Ferdinand en Bosnie une chance d’éliminer l’héritier et, par conséquent, de mettre à mal un empire autrichien déjà chancelant. Ce qu’ils ne pouvaient pas prévoir, c’était que leur geste allait déclencher la guerre la plus sanglante que le monde ait jamais connu.
La cible du complot avait fait ses premiers pas dans la vie comme un « pauvre petit enfant riche ».Fils aîné de l’archiduc Karl Ludwig d’Autriche, plus jeune frère de l’empereur François- Joseph, François-Ferdinand devint l’héritier du duché de Modène dès l’âge de douze ans, ce qui fit de lui l’un des hommes les plus riches d’Europe.
Comme tous les jeunes garçons aisés de l’aristocratie de l’époque – même s’il était encore bien loin du trône impérial – il s’adonna à ses passions : la chasse et les voyages. Cependant, sa vie prit subitement une tournure sérieuse lorsque, en 1889, son cousin, le prince héritier Rudolf, se suicida avec sa maîtresse dans son pavillon de chasse à Mayerling. Le père de François-Ferdi- nand, l’archiduc Karl Ludwig, était à présent le premier héritier du trône d’Autriche-Hongrie. Comme il était déjà âgé, tous les regards étaient tournés vers son fils aîné, François-Ferdinand, et l’on voyait en lui un espoir de sauver un empire autrichien, branlant et polyglotte, de sa « sclérose ».
Par sa façon de traiter son neveu, désormais investi d’une importance nouvelle, l’empereur François-Joseph prouva qu’il n’avait rien appris du suicide tragique de son fils Rudolf, dont il avait toujours refusé le mariage morganatique (un mariage avec quelqu’un de condition inférieure qui a des répercussions sur l’héritage). L’histoire sembla se répéter lorsque, en 1895, François- Ferdinand rencontra la comtesse Sophie de Chotek, petite aristocrate et dame d’honneur de la duchesse de Teschen, à un bal donné à Prague.
Ils tombèrent rapidement amoureux et gardèrent leur relation secrète pendant deux ans. Les mariages habsbourgeois étaient traditionnellement conclus entre les familles régnantes d’Europe. Les Chotek n’en faisaient clairement pas partie, et, lorsque leur relation éclata au grand jour en 1898, Sophie fut non seulement immédiatement écartée de son poste, mais l’empereur interdit également au couple de se marier.
Tandis que François-Joseph paraissait ignorer les récents événements, ce n’était pas le cas d’autres souverains européens, parmi lesquels d’illustres noms tels que le Tzar Nicolas II de Russie et l’Empereur allemand Guillaume II. Ils supplièrent l’empereur autrichien, qui prenait de l’âge, de revoir sa position. En 1899, François-Joseph accepta finalement, mais à condition que Sophie ne partage ni le rang ni la préséance de son mari (elle devait rester dans l’ombre lorsqu’ils apparaissaient en public ensemble) et que leurs descendants ne succèdent pas au trône. Il ne restait alors à l’empire austro-hongrois que 19 ans à vivre.
Ni l’empereur ni aucun autre membre de la famille royale autrichienne n’assista au mariage, qui eut lieu le 1er juillet 1900. Sophie reçut le titre honorifique de Princesse d’Hohenberg.
Même si, neuf ans plus tard, elle devint duchesse, elle ne cessa de rester à une certaine distance de son mari lors des réceptions où d’autres membres de la famille royale étaient présents.
En 1918, de telles distinctions semblaient absurdes et ridicules. Pourtant, dans le monde innocent qui existait avant les événements insensés de 1914, ces distinctions sociales artificielles et blessantes tenaient à cœur à nombre de familles du gotha européen.Le fait que la Première Guerre mondiale, qui fit des millions de morts, ait été déclenchée par un événement marqué au sceau de l’amateurisme, une pantomime pourrait-on même dire, est l’une des ironies les plus cruelles de l’histoire.
Et comme si cela ne suffisait pas, François-Ferdinand était en fait l’un des membres les plus libéraux des Habsbourg. Cela faisait quelque temps qu’il caressait l’idée de restructurer l’empire en une confédération plus libre de nationalités autonomes. Mais tout cela échappa aux conspirateurs ,et sept membres de la Main noire furent chargés d’assassiner l’Archiduc.
Le jour venu, leur plan, qui consistait à donner à chacun une chance de tirer sur la voiture, dégénéra en une suite de lamen-ables fiascos.
Le conspirateur qui se tenait à côté de la banque d’Autriche- Hongrie, et qui allait être le premier à voir le véhicule royal, s’appelait Muhamed Mehmedbašić. Il perdit son sang-froid, laissa passer la voiture et ne fit rien. Mehmedbašić déclara plus tard qu’un policier se trouvait derrière lui et qu’il craignait de se faire arrêter avant de pouvoir lancer sa bombe.
Quelques minutes plus tard, alors que les six voitures passaisent devant le poste de police central, un conspirateur âgé de 19 ans, Čabrinović, lança une grenade sur la voiture de l’archiduc. Son chauffeur, Franz Urban, fit preuve d’un sang-froid impression- nant. Il accéléra et la bombe explosa sous la roue de la voiture suivante. Deux des occupants de celle-ci, Eric von Merizzi et le comte Boos-Waledck, furent gravement blessés.
En outre, une dizaine de spectateurs furent touchés par les éclats de la bombe. L’archiduc et l’archiduchesse étaient sains et saufs.
Les cinq autres conspirateurs restèrent immobilisés dans la foule pendant que les voitures filaient. Čabrinović, quant à lui, avala une pilule de cyanure et sauta dans la rivière qui se trouvait non loin de là. Il fut repêché et arrêté.
François-Ferdinand décida courageusement d’aller rendre visite à l’hôpital aux victimes de l’attentat manqué de Čabrinović.
Afin d’éviter le centre de la ville, le général Potiorek, gouverneur de la Bosnie-Herzégovine, décréta avec raison que la voiture royale devait continuer tout droit sur Appel Quay, jusqu’à l’hôpital de Sarajevo. Cependant, le général oublia de faire part de sa décision au chauffeur, Urban. En chemin vers l’hôpital, Urban se trompa de route et s’engagea dans Gebet Street. Réalisant son erreur, il commença à faire marche arrière, mais, pendant la manœuvre, l’engin cala.
Par une étonnante coïncidence, un des conspirateurs de la Main noire, Gavrilo Princip, s’était retiré, morose, dans un café de Gerbet Street, pour réfléchir à cette tentative avortée. Pendant qu’il mangeait, il vit, à son grand étonnement, la voiture de l’archiduc reculer et caler juste devant lui. C’était là une opportunité tombée du ciel : Princip fit un bond en avant, sortit son pistolet et tira plusieurs fois sur la voiture, à 1,5 mètre de distance. François- Ferdinand fut touché à la nuque, Sophie dans l’estomac. Elle mourut sur le coup, François-Ferdinand quelques minutes plus tard. Ainsi se terminait une vie qui allait déclencher une guerre.
La Serbie était enchantée par cet assassinat, alors que l’Autriche tenait la nation serbe pour responsable de ce tragique événement. L’Autriche, après s’être assuré qu’elle bénéficiait du soutien de l’Allemagne, adressa un ultimatum au gouvernement serbe le 23 juillet, et réclama le contrôle des affaires du nouvel État indépen- dant. Soutenue par les Slaves de Russie, la Serbie résista et, le 28 juillet, l’Autriche lui déclara la guerre. Face à cette menace, la Russie mobilisa ses forces armées, ce qui encouragea l’Allemagne à en faire autant. La Première Guerre mondiale avait commencé.
En attendant, en dépit de la guerre imminente et de sa succession compromise, le vieil empereur ne pouvait se résigner à approuver le mariage de François-Ferdinand, même à titre posthume. Ce refus apparaissait de moins en moins compréhensible à mesure que l’orage se rapprochait de l’Europe. Le couple assassiné ne fut pas enterré dans le caveau impérial (le Kaisergruft) à Vienne – comme le voulait la tradition pour les empereurs autrichiens, leurs époux et leurs héritiers – mais dans la demeure personnelle de l’archiduc, au château de Artstetten, dans la région du Wachau. Deux ans plus tard, en 1916, François-Joseph mourut enfin.
En 1918, l’empire austro-hongrois, alors dirigé par le petit-neveu de François-Joseph, fut lui-même dissout. À cette époque, peu de gens pouvaient se rappeler comment, et pourquoi, la Grande Guerre avait vraiment commencé.
En Bosnie et en Serbie, Princip est toujours vénéré comme un héros national. À Sarajevo, il est toujours commémoré par des noms de rue, un pont et un musée, qui fut remis à neuf pas plus tard qu’en 2003. D’un autre côté, rien ne rappelle François- Ferdinand. On s’en souvient aujourd’hui uniquement parce que c’est sa mort qui déclencha le carnage de la guerre de 1914-18. Heureusement, une exposition consacrée au malheureux couple survit au château de Artstetten.
GAVRILO PRINCIP
Gavrilo Princip (1894-1918), fils d’un très pauvre facteur bosniaque, naquit dans un monde totalement différent de celui de ses victimes. Le début de sa vie fut marqué par le dénuement et par la tuberculose, qui aura finalement raison de lui.
Jeune homme, il rejoignit non seulement « Jeune Bosnie », le mouvement politique panslave et œcuménique qui visait à assurer l’indépendance de la région par rapport à l’Autriche-Hongrie, mais aussi la « Main Noire », son homologue terroriste de l’ombre. Renvoyé de l’école en février 1912 pour avoir participé à des manifestations contre le gouvernement à Sarajevo, il s’enfuit et se réfugia dans la capitale serbe. Mais à Belgrade, on considéra qu’il était trop jeune et trop petit pour être promu au sein de la Main Noire, qui menait une guerre de l’ombre contre les Turcs (qui régnaient encore sur les territoires balkaniques de l’Est) et les Autrichiens. Blessé par ce rejet, il revint à Sarajevo avec la détermination d’y mettre du sien pour affaiblir l’autorité autri- chienne et pour montrer aux chefs de la Main Noire de quoi il était capable.
Après l’assassinat de François-Ferdinand, Princip, tout comme
Čabrinović, essaya de se donner la mort en avalant des pilules de cyanure. Cependant, le poison était périmé et n’eut pas les effets escomptés. En outre, on lui arracha son pistolet des mains avant qu’il pût se tuer.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Princip ne fut pas exécuté. Les autorités autrichiennes respectèrent admirablement la lettre de la loi, et puisqu’il n’avait pas vingt ans au moment des faits et qu’il était trop jeune pour recevoir la peine de mort, il fut condamné à 20 ans de prison. Il mourut de tuberculose dans sa cellule, le 28 avril 1918.
FRANÇOIS-FERDINAND EN QUELQUES DATES
1863 : naissance à Graz, en Autriche. Fils de l’archiduc Karl Ludwig d’Autri- che-Este
1875 : héritage du duché de Modène et d’une grande fortune
1889 : son père, déjà âgé, devient l’héritier d’Autriche-Hongrie lorsque Rudof, le prince héritier, se suicide
1895 : rencontre avec Sophie von Chotek, une comtesse de petit lignage, lors d’une réception. L’empereur François-Joseph, qui prend de l’âge, désapprouve leur romance en raison de la différence de leur statut social
1896 : à la mort de son père, il devient le nouvel héritier présomptif de l’empire austro-hongrois.
1900 : mariage avec Sophie, mais leurs futurs enfants doivent renoncer à la succession royale
1908-09 : l’Autriche annexe la Bosnie-Herzégovine, alors appartenant à l’Empire ottoman.
1912-13 : les deux guerres balkaniques reconfigurent l’équilibre des puissances fragile dans la région. La Serbie représente désormais une menace pour l’Autri- che et un atout pour la Russie. François-Ferdinand devient inspecteur général de l’armée autrichienne, mais essaye d’améliorer les relations entre l’Autriche et la Russie
28 juin 1914 : François-Ferdinand et Sophie sont assassinés à Sarajevo par le nationaliste serbe Gavrilo Princip. L’Autriche déclare la guerre à la Serbie et les alliances européennes se mettent en place. Au mois d’août, la Première Guerre mondiale éclate.