À la même époque (1608-1609) où se déroule en France la persécution des bénédictes dans le pays du Labourd, une affaire en terre basque, mais cette fois espagnole, défraie la chronique : la vaste chasse aux sorcières de Zugarramurdi. Maria de Ximildegui, née de parents français, était née en pays espagnol mais à la fin de son adolescence, elle avait été placée pendant quatre ans comme servante à Ciboure en France. Revenue au foyer, Maria avoua à ses proches que lors de son séjour à Ciboure, elle avait assisté à des sabbats. Heureusement, un jour de carême, elle avait eu la révélation de son erreur et était revenue dans le giron de l’Église. Furieuses de sa désertion, les sorcières lui avaient jeté un sort l’affligeant d’une maladie mortelle. L’absolution d’un prêtre lui avait permis d’échapper à un trépas imminent. Fermement décidée à redevenir la plus pieuse des chrétiennes, Maria de Ximildegui affirma vouloir débusquer les sorcières de Zugarramurdi, qu’elle savait nombreuses, et commença par citer Maria de Jureteguia. Une partie des villageois la crurent, mais d’autres, menés par l’époux de l’accusée Esteve de Navarorena, s’insurgèrent contre ses accusations. Le village se scinda en deux clans.
L’acharnement d’une servante folle
Esteve ramena l’accusatrice devant sa ferme afin qu’elle s’explique en public des attaques portées contre sa femme. L’ancienne servante maintint ses accusations, tout en haussant d’un cran l’horreur de ces récits au fur et à mesure que Maria de Jureteguia niait de plus en plus farouchement. L’assistance s’excitait et la malheureuse accusée finit par perdre connaissance. Quand elle revint à elle, contre toute attente, elle avoua avoir participé à de nombreux sabbats, entraînée par sa tante Maria Chipia Barrenechea. Sur sa lancée et pressée par son confesseur Felipe de Zabatela, la jeune femme se dit persécutée par des démons lui apparaissant en chats, en chiens, en cochons. Graciana, une octogénaire, prit la tête d’une troupe qui alla fouiller les maisons en quête de crapauds, preuve de pratiques diaboliques.
L’Inquisition s’en mêle
Fort de son pouvoir de prêtre dans une petite bourgade, Felipe de Zabaleta enjoignit à toutes les sorcières de se dénoncer. En cas de refus, affirmait l’ecclésiastique, les suspectes seraient horriblement torturées. Il se produisit alors une folie collective et une vague d’aveux de sortilèges, d’usage de poudre empoisonnée, ainsi que de meurtres de sept adultes et de dix-huit enfants dont elles avaient sucé le sang. Dans les coutumes basques, cette affaire n’était pas la première à avoir été réglée par la communauté villageoise. Une confession publique, un repentir sincère pouvaient mener à une réconciliation et la vie reprenait ensuite son cours normal. Mais il y eut une fuite. En janvier 1609, l’Inquisition décida de mener sa propre enquête sur cette mauvaise querelle villageoise. L’affaire prit la tournure d’un retentissant procès, car les aveux spontanés se multiplièrent et se transformèrent en délire collectif. C’était à qui irait le plus loin dans les diableries. Graciana, qui avait mené la traque aux crapauds dans les demeures de Zugarramurdi, se prétend désormais la reine des sorcières du village.
Scène d'Inquisition par Francisco Goya
Sabbat à la basque
Beaucoup de femmes avouèrent être sorcières depuis l’enfance, la tâche des jeunes sorcières étant de garder le troupeau de crapauds ! L’une d’elles, ayant manqué de respect à l’un des batraciens, avait été rossée par les autres sorcières. Les sorcières âgées avaient le pouvoir de réduire la taille de leurs jeunes initiées de manière à ce qu’elles puissent passer par les trous de serrure ou les fissures dans les murs. Chaque sorcière, jeune ou vieille, avec son crapaud apprivoisé, se rendait régulièrement à des assemblées nocturnes où tout le monde forniquait pêle-mêle et évoquait les actes commis : infanticides, vampirisme, cannibalisme, profanation de sépultures et festin de cadavres.
Comme tous les récits se ressemblaient, les deux inquisiteurs chargés de l’enquête envoyèrent un rapport au Conseil de la Suprême Inquisition. Ils étaient persuadés de la véracité des faits rapportés par ces villageoises visiblement frappées d’hystérie collective. Se sentant dépassés, les inquisiteurs en appelaient à leurs supérieurs.
Le questionnaire
Dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, l’Inquisition espagnole est la plus grande coupable de la chasse aux sorcières. En fait, malgré tous les reproches qui peuvent lui être faits à juste titre dans d’autres persécutions, elle fut relativement prudente en matière de sorcellerie. Le 2 mars 1609, le Conseil de la Suprême Inquisition fit parvenir aux deux inquisiteurs locaux un questionnaire auquel ils devaient soumettre les accusés emprisonnés. En effet, le Conseil voulait savoir si les faits avoués étaient avérés ou relevaient de la pure surenchère d’imagination de gens arriérés. Les inquisiteurs étaient aussi sommés d’apporter des preuves concrètes. Trois inquisiteurs de Logroño en vinrent à la conclusion de tout était vrai et qu’il fallait organiser un autodafé. Ceux qui persistaient à nier furent soumis à la torture et très peu continuèrent à nier leur participation au sabbat.
Condamnés par l'Inquisition, de Eugenio Lucas Velázquez (1862)
Des crapauds endiablés
Si l’affaire n’avait été si sordide et n’avait entraîné autant de malheurs, la sorcellerie à la manière de Zugarramurdi aurait de quoi faire rire par sa naïveté et son absurdité. Le plus bel exemple de cette sottise est le rôle dévolu aux crapauds dans cette affaire. Lors de son intronisation, chaque sorcière se voyait confier un crapaud dont elle devait prendre soin, car il représentait son meilleur auxiliaire en matière de diableries. Il fallait donc le vêtir de beaux atours et lui donner une nourriture de choix faite de maïs, de pain et de… vin. Rassasié, le crapaud recevait quelques légers coups de baguette afin qu’il enfle et devienne vert. Que ce fût à cause de la nourriture ou les coups de baguette, le crapaud évacuait ses excréments verdâtres, fournissant ainsi aux sorcières l’onguent indispensable à leur envol.
Il semble que les crapauds devenus peu efficaces dans cette délicate fonction scatologique finissaient, malgré leur statut, en bouillie avec des couleuvres, des salamandres, des limaces, des escargots et des vesses-de-loup afin de composer un excellent poison destiné aux ennemis et parfois même aux proches, comme le raconte une sorcière s’accusant d’avoir ainsi éliminé son propre petit-fils.
Exécution de criminels condamnés par l'Inquisition
Vague de folie
À Logroño, les bûchers s’allumèrent, faisant de ces villageois aux esprits simples des victimes expiatoires. Celles qui échappèrent aux flammes connurent le bannissement et la confiscation de leurs biens. L’exécution des gens de Zugarramurdi eut lieu en présence de 30 000 spectateurs dont l’imagination fut à ce point frappée que, en très peu de temps, une vague de sorcellerie se répandit comme une traînée de poudre dans toute la vallée. L’hystérie se répandit alors en Navarre où, dans plusieurs villages, des sorcières furent lynchées sans autre forme de procès. Les enfants, surtout, se montraient de plus en plus prompts à s’accuser ou à porter des accusations sur des voisins, voire des membres de leur famille. Toute la contrée se trouva désorganisée sur le plan économique et, au sein du clergé, certains commencèrent à se poser les bonnes questions.
Luis Ricardo Falero, "Vision de Faust", 1888
Une vraie enquête
L’évêque de Pampelune, Venegas de Figuerroa, des jésuites et quelques curés s’insurgèrent. Ils en appelèrent au Conseil de la Suprême Inquisition en suggérant que ces aveux n’étaient que divagations nées des racontars au sujet des procès de sorcellerie se déroulant en France. Ils appuyaient ainsi la version de l’humaniste Pedro de Valencia qui voyait dans cette logorrhée populaire la conséquence d’un « bourrage de crâne » dû au fait que, lors des exécutions, lecture était faite au public des turpitudes des sorcières avec un luxe inouï de détails propre à impressionner des gens sans culture ni beaucoup de discernement. L’inquisiteur Alonso de Salazar y Frias, qui avait déjà participé à la toute première enquête, fut à nouveau sollicité. Il fut chargé de sillonner les villages en folie des Pyrénées et d’y appliquer l’Édit de Grâce, qui absolvait des crimes les plus odieux si un repentir sincère était exprimé.
Il s’appliqua à la tâche avec deux interprètes basques et finit par se rendre compte du caractère chimérique des aveux comme des accusations.
Retour à la raison
Salazar décida de changer de méthode. Il délaissa les interrogatoires musclés et la torture pour auditionner (pour user d’un terme moderne) ceux qui avouaient tout à tort et à travers et, surtout, pour observer les enfants de certains villages, souvent des délateurs prolixes de premier ordre.
Si Salazar, lors de sa première enquête menée à Zugarramurdi, avait cru à la culpabilité des sorcières, il révisa son jugement en relevant les multiples contradictions et les invraisemblances qui lui avaient échappées naguère. Il finit par avouer au Grand Inquisiteur : « Je n’ai pas trouvé une seule preuve, ni même une indication qu’un acte de sorcellerie ait effectivement eu lieu » et il fit son mea culpa en affirmant que rien ne justifiait des arrestations. Après de longues délibérations sur base des rapports de Salazar, le Conseil Suprême décida en 1617 de ne plus poursuivre, en Navarre, les sorcières sur simple dénonciation ou rumeur publique. Depuis le début de l’affaire en 1608, des centaines de personnes avaient été accusées et beaucoup condamnées. Si leur mort ne fut pas vaine en Espagne, d’autres régions continuèrent à manquer de discernement et à se livrer à la chasse aux sorcières allant au sabbat.