Gustave Bonikausen, né à Dijon en 1832, avait adopté le nom d’Eiffel depuis l’adolescence. Bien qu’ingénieur chimiste de formation, il devint le secrétaire d’un ingénieur de chemin de fer, aux côtés duquel il manifesta très vite des dons exceptionnels. Il s’affirma dès l’âge de 26 ans, en construisant le grand pont métallique de Bordeaux et bien d’autres selon des procédés révolutionnaires. Sa gloire devint universelle et on le demandait partout pour des réalisations osées. À Gabarit, il lança un gigantesque viaduc entre deux montagnes, ouvrage fabuleux de 564 mètres de long et 124 mètres de haut.
Dans la perspective de l’Exposition universelle de 1889, la France décida d’affirmer sa modernité par un monument hors du commun, qui serait érigé sur le Champ-de-Mars. De multiples projets furent proposés par des architectes. Par exemple, une haute tour-guillotine, censée commémorer le centenaire de la Révolution, ou une tour-arrosoir, espèce de brumisateur qui aurait rafraîchi les Parisiens en période de canicule ! Eiffel, lui, proposa une tour en dentelle de fer culminant à 300 mètres, d’un poids de 7000 tonnes, ponctuée par 1719 marches. Son projet plut beaucoup au ministre du Commerce, mais quand la silhouette du monument fut révélée dans la presse, des critiques fusèrent de partout. Huysmans le qualifia de « suppositoire solitaire », d’autres de tire-bouchon, d’épouvantail, d’« odieuse colonne de tôle boulonnée »… Certains journalistes catholiques s’indignèrent de sa hauteur alors que Notre-Dame ne dépassait pas 66 mètres. Trois cents écrivains et artistes (un par mètre de l’édifice !), parmi lesquels Maupassant, Gounod, Sully Preudhomme et Leconte de Lisle, publièrent une pétition dans laquelle ils protestaient « au nom du goût français méconnu ». Une revue de sciences occultes évoqua même le « mauvais œil » qu’elle allait constituer. Néanmoins, faisant fi de toutes ces critiques, le comité organisateur de l’Exposition en décida la réalisation.
Le chantier débuta le 8 janvier 1887, par le creusement d’un gigantesque cratère. Très vite les piliers jaillirent des fondations, puis l’échafaudage de poutrelles, qui, contrairement aux prévisions des opposants pessimistes, bravait le vent, la pluie et la tempête sans rouiller ! Le premier étage fut terminé en avril 1888. Lorsqu’en septembre, ils eurent dépassé le niveau du deuxième, les ouvriers se mirent en grève. Ils recommencèrent le 21 décembre pour obtenir une augmentation, parce qu’ils devaient s’éreinter 9 heures par jour en hiver et 12 heures en été, tandis que les risques d’accidents devenaient toujours plus grands. Mais Eiffel refusa. Le dimanche 23, sans avoir obtenu satisfaction, les ouvriers reprirent le travail par une température avoisinant moins 10 degrés. Le tout fut achevé le 31 mars 1889. Eiffel hissa lui-même le drapeau national en haut de sa tour. Il avait imaginé, pour l’inauguration officielle, de la faire recouvrir d’une housse, que le président aurait tirée, mais comme 75 000 mètres de toile eussent été nécessaires, il renonça à cette cerise enveloppante sur le gâteau. Ce prodige architectural de la Révolution industrielle suscita cette fois l’admiration de beaucoup de Français et on parla de « merveille du génie humain » ou de « bergère de nuages » (Apollinaire) ; le mot eiffelomanie fit son apparition. Des artistes ne désarmèrent pas pour autant, fustigeant cette horreur ! Beaucoup jugèrent la tour hideuse, à commencer par le président Carnot lui-même quand il l’inaugura. La tour ne laissa en tout cas personne indifférent et suscita même bien des envies. En effet, nombre de villes voulurent en avoir une semblable, mais, bizarrement, presque tous les projets échouèrent…