Allons-y, Kipfer ! Le soleil va bientôt se lever... N’oubliez pas les parachutes. L’homme qui vient de parler est un citoyen suisse, professeur à l’Université de Bruxelles. Il s’appelle Auguste Piccard. Grand et maigre, vêtu d’une blouse blanche qui flotte autour de son corps, il fait penser, avec son long cou émergeant d’un col de celluloïd et ses yeux de rêveur derrière des lunettes cerclées de fer, à ces caricatures de savants que campent les dessinateurs humoristiques. Descendant de chaque côté d’un front bombé, en forme de boule, sa chevelure grisonnante retombe sur ses oreilles en ondulations capricieuses.
Kipfer, ingénieur suisse, assistant du Professeur Piccard à l’Université de Bruxelles, trottine derrière le savant à longues enjambées, se dirige vers un gigantesque ballon, gonflé à l’hydrogène qui tire tant qu’il peut sur les cordes que retiennent une centaine de personnes. Accrochée à son extrémité inférieure, une sphère d’aluminium qui, en comparaison, semble minuscule, oscille doucement. Toujours suivi de Kipfer, le Professeur Piccard escalade prestement un escabeau et se glisse par un trou d’homme à l’intérieur de cette étrange nacelle. Tandis que Kipfer referme le couvercle derrière lui, le savant s’assure que tout est en bon à bord : variomètre, altimètre, sonde électrostatique, baromètre à mercure, chambre à mesurer les rayons cosmiques...
Il ordonne à son assistant de vérifier la charge des accus pendant qu’il s’occupe des réserves d’oxygène. Dès qu’ils auront fini, il donnera le signal de départ. Pourtant, il n’en a pas besoin puisque, sans crier gare, ils se retrouvent tous les deux en train de monter dans les airs. Piccard se précipite au hublot. Sous son regard défilent des prés, puis quelques maisons qui diminuent à vue d’œil. Il s’énerve de ne pas avoir donné le signal, mais c’est trop tard, l’altimètre indique déjà trois cents mètres !
Piccard a retrouvé tout son calme. Il s’amuse philosophiquement de cette manière dont leurs camarades restés en bas ont voulu se débarrasser des deux savants alors que Kipfer, plus terre à terre, se demande s’ils n’ont pas simplement été affaiblis par la force ascensionnelle du ballon. Il est vrai qu’ils montent vite. Ils n’ont surtout pas une minute à perdre et doivent commencer le journal de bord. Ouvrant un cahier, le Professeur Piccard inscrit d’une écriture haute et anguleuse : 21 mai 1931. 4 heures du matin. Temps beau. Baisse de pression rapide.
Malgré l’heure matinale, en bas, dans la petite vallée bavaroise, des milliers de regards suivent le ballon qui s’est libéré de l’attraction terrestre sans demander la permission de ses occupants. Vue du sol, l’enveloppe a l’air d’une espèce de sphère dont la queue serait tournée vers le bas, une poire gigantesque de cinquante mètres de haut et de trente mètres de diamètre. Pendant longtemps les curieux ont pu lire sur une toile accrochée à ses flancs, les lettres C. H. (Confédération Helvétique) et, sur la cabine sphérique les initiales F.N.R.S. qui veulent dire : Fonds National de la Recherche Scientifique.
C’est, en effet, à la suite d’une souscription nationale, lancée sur l’initiative du roi des Belges, qu’ont été réunis les fonds nécessaires à ce voyage extraordinaire qui n’a rien de commun avec les ascensions que tentent encore parfois quelques sportifs originaux. Le Professeur Piccard s’est donné un but scientifique précis : étudier la stratosphère, cette zone de l’atmosphère, inconnue des hommes, qui s’étend au-delà de 12 000 mètres d’altitude.
Le point de départ de ce voyage dans l’espace a été choisi dans un pré non loin de la ville bavaroise d’Augsbourg où a été fabriqué le ballon, en coton caoutchouté qui pèse huit cents kilos. Pendant toute la nuit, à la lueur des projecteurs, l’enveloppe a été gonflée avec des bouteilles d’hydrogène. Elle s’est épanouie comme un énorme champignon, s’est lentement soulevée, puis s’est étirée en hauteur, retenue au bout de ses câbles par les bras musclés d’une centaine de bénévoles venus de la ville. À 3 h 57, le ballon s’est arraché irrésistiblement à la terre. Dix minutes plus tard, il n’est déjà plus qu’un point minuscule dans le ciel qu’éclairent les premiers rayons du soleil levant.
À l’intérieur de la nacelle hermétiquement close, Piccard et son compagnon n’ont guère le temps d’admirer l’étonnant paysage qui défile en dessous d’eux. Ils viennent d’atteindre 4 000 mètres lorsque Kipfer découvre une fuite par où l’air de la cabine s’échappe en sifflant. La situation est grave. La pression diminue à l’intérieur de la nacelle. Si elle baisse encore, c’est la fin de l’ascension. Piccard et Kipfer vont-ils connaître le sort de cette araignée qui, accrochée à l’extérieur d’un des hublots, a explosé sous leurs yeux ?
Piccard s’inquiète, car si dans quelques minutes ils n’ont pas réparé, il ne leur restera plus qu’à agrandir la soupape pour lâcher l’hydrogène et provoquer la descente rapide. Toute leur expérience sera à recommencer. La fuite vient d’un isolateur électrique mal ajusté dans un trou de la paroi. Pendant que le Professeur bouche l’ouverture menaçante au moyen d’un ruban et d’un mélange de vaseline et d’étoupe, Kipfer vaporise de l’oxygène liquide sur le plancher. La situation demeure angoissante. Les baromètres indiquent une pression extérieure de 76 mm, ce qui correspond à un dixième d’atmosphère. Enfin, le sifflement s’arrête. La pression intérieure reste stationnaire. Le danger est, pour cette fois, écarté.
Piccard regarde ses instruments et note sur le livre de bord : 4 heures 25. Nous sommes à 15 000 mètres. Nous avons encore tout notre lest. Tout va bien ! Tout va bien, en effet ! En moins d’une demi-heure, ils sont sortis des couches inférieures qu’on appelle troposphère. La stratosphère, but de l’ascension, est atteinte et le record absolu d’altitude détenu par un aviateur américain avec 13 157 mètres, est largement battu. Dans le ciel, le ballon s’est gonflé sous l’effet du vide extérieur, et, devenu complètement sphérique, atteint un volume de 14 000 mètres cubes.
Cependant, à l’intérieur de la nacelle, la température s’élève rapidement sous l’effet des rayons du soleil. Prévoyant ce phénomène le Professeur avait fait peindre la moitié de la bulle en noir et l’autre en blanc. Or c’est la première partie absorbant la tiédeur qui se trouve, depuis le lever du jour, exposée au soleil et Piccard constate une nouvelle avarie : l’hélice extérieure destinée à orienter le ballon ne fonctionne plus. Les accumulateurs du moteur électrique se sont déchargés pour une cause inconnue...
Tant pis pour la chaleur ! Le Professeur décide de poursuivre l’ascension et lâche du lest. La fine grenaille de plomb glisse par le système de double robinet qui empêche l’air intérieur de s’échapper et le ballon prend de l’altitude. À six heures du matin, il atteint 15 500 mètres et Piccard calcule qu’il dérive d’environ un mètre par seconde en direction du sud. À travers les hublots, les savants aperçoivent un paysage étrange. Le soleil est un disque rouge sans rayons. Le ciel n’est pas bleu, mais d’une couleur foncée qui tire sur le violet. En dessous, la terre est couverte d’une mer de nuages qui laissent parfois apercevoir, à travers des échancrures, des morceaux du plateau bavarois.
Piccard déclare que de cette altitude, ils peuvent cerner une étendue de 640 000 kilomètres carrés. 640 000 km2 ! S’ils se trouvaient au-dessus de la France avec un ciel pur, ils pourraient voir à la fois la Bretagne et le Rhin, la Manche et la Méditerranée. Un autre spectacle, terrifiant celui-là, arrache les savants à leurs calculs. La corde de la soupape s’est échappée de sa poulie. Le mécanisme prévu pour faire descendre le ballon est bloqué. Impossible de réparer : l’ouverture d’un hublot provoquerait immédiatement la mort des deux astronautes par explosion du cœur et des artères. Kipfer tente de manœuvrer la corde qui sort de la nacelle par un tube en U rempli de mercure, mais elle s’emmêle et se casse. Cette fois l’avarie est irrémédiable.
Piccard s’inquiète d’être prisonnier de la stratosphère. Il leur faut attendre que le ballon descende. Le Suisse garde les yeux fixés sur la corde vagabonde. La voilà qui s’accroche et se tend. Elle risque d’ouvrir le clapet de la soupape. Un nouveau danger guette les astronautes : celui d’une chute brutale à grande vitesse. Pour sauver ses précieux instruments, Piccard les emballe soigneusement dans des paniers d’osier.
Si la descente est trop rapide, ils déclencheront l’aile de secours de la cabine et à cinq mille mètres ils sauteront eux-mêmes en parachute. Rien ne se produit. La corde ne bouge plus, le ballon se stabilise aux environs de 16 000 mètres. Les astronautes croient pouvoir respirer lorsqu’un tintement bizarre dans les oreilles suivi d’un sifflement, les alerte de nouveau. Encore une percée ! Heureusement, Kipfer en trouve rapidement l’origine : c’est un robinet à lest, mal refermé. Un tour de clé et la fuite est bouchée !
Les heures passent lentement. Les parois de la cabine sont brûlantes et la chaleur ne cesse d’augmenter. Elle atteint bientôt 40° alors que les thermomètres indiquent une température extérieure de 55 en dessous de zéro. 95 degrés de différence. Au supplice de la tiédeur, s’ajoute celui de l’altération. Dans la précipitation du départ, les savants ont oublié d’emporter leurs bouteilles d’eau. Leur situation devient franchement inquiétante. Incapables de modifier l’altitude et l’orientation de leur aérostat, torturés par la soif et la chaleur, ils voient en outre diminuer la provision d’oxygène qui leur fournit l’air respirable et maintient la pression à l’intérieur de la nacelle. Piccard décide de ralentir le débit et le résultat ne se fait pas attendre. Les deux hommes ont la tête qui tourne, les oreilles qui bourdonnent. Un nouveau souci les tourmente. En tentant d’aspirer avec un tuyau de caoutchouc, l’eau qui, par condensation, a coulé sous le plancher de la cabine, dans ce qu’ils appellent cave à bière, Piccard fait une horrible grimace et recrache un mélange infect échappé d’un baromètre brisé. Or le mercure attaque l’aluminium.
La mince tôle de la sphère résistera-t-elle ? Là encore, ils ne peuvent rien faire qu’attendre patiemment en léchant à tour de rôle, pour tromper leur soif, la vapeur d’eau qui s’est condensée sur la partie de la paroi non exposée au soleil. Les minutes passent, interminables. Enfin, le ballon semble osciller. L’altimètre remonte et baisse à nouveau. Cette fois la chute est amorcée. Voilà quinze heures qu’ils sont emprisonnés dans la sphère d’aluminium. Dans le ciel, la lune brille maintenant d’un éclat éblouissant, cependant que la température diminue si rapidement que Piccard qui s’est mis torse nu est obligé de se rhabiller.
Le mouvement de chute se confirme. Les deux savants, qui n’ont aucune idée de l’endroit où ils se trouvent, aperçoivent en dessous d’eux la cime de hautes collines. Piccard ouvre le livre de bord et note : 19 heures 45 : descendons lentement... 20 heures sommes à la limite de la troposphère... 20 heures 15 montagnes d’une beauté indescriptible... 20 heures 48 : altitude, 5 000 mètres. Sauvés de l’étouffement. Nous ne risquons plus le manque de pression... 20 heures 52 : 4 500 mètres, les pressions extérieure et intérieure s’équilibrent. Nous ouvrons le « trou d’homme » et préparons les parachutes... 20 heures 55 : je jette deux sacs de lest pour éviter un pic sur lequel nous risquons de tout casser. Le ballon reprend de la hauteur et passe docilement l’obstacle... 20 heures 58 : approchons d’un glacier dont j’aperçois les crevasses...
Les deux savants ont mis sur leurs têtes des sortes de casques en osier rembourrés. Piccard jette un dernier regard à ses instruments. Tout va bien. Lui et Kipfer s’accrochent aux barres d’appui et attendent. Tout à coup, c’est le choc brutal. La boule d’aluminium heurte le sol, rebondit, roule un peu, s’immobilise enfin. Piccard sort aussitôt par le trou d’homme. Au-dessus d’eux, l’immense enveloppe du ballon flotte au vent et risque d’entraîner la sphère. Piccard court dans la neige et tire la corde de déchirure qui provoque l’évacuation rapide des gaz. Kipfer a basculé au fond de la cabine, mais il n’est pas blessé. Le voilà qui émerge à son tour.
Les lumières d’un village brillent en bas, dans une vallée. D’un commun accord, les deux hommes décident de ne pas affronter les dangers d’une descente dans l’obscurité. Ils passeront la soirée à l’intérieur de la cabine, enroulés dans des paquets de toile. Nuit agitée ! Kipfer, que le froid empêche de dormir, perçoit à plusieurs reprises son compagnon s’écrier : la fuite ! Il rêve qu’il est encore dans la stratosphère et que l’air s’échappe dans le vide extérieur. En réalité, c’est une chute d’eau dont il entend le lointain bruissement.
Au matin, Piccard et Kipfer descendent dans la vallée. Un peu avant midi, ils rencontrent une équipe de guides montés à leurs secours. Un hôtelier de Gurgl, dans le haut Tyrol autrichien, a aperçu le ballon sur le glacier, à 2 500 mètres d’altitude. La presse a été alertée et elle assaille les deux savants dès leur arrivée dans le petit village. Aussi calme que s’il se trouvait dans sa chaire de l’Université de Bruxelles, le Professeur Piccard leur donne quelques indications précises. Il se méfie terriblement des journalistes et de leur tendance à déformer les chiffres. « Nous avons fait un merveilleux voyage et battu de 4 000 mètres le record du monde d’altitude, déclarait-il. Nous ramenons des observations scientifiques précieuses, notamment sur les rayons cosmiques. L’étude de ce rayonnement radioactif fait partie de la science nucléaire, la science de l’avenir. Les résultats de notre vol sont de nature à révolutionner toutes les théories au sujet de la stratosphère. En tous cas, ils prouvent que la stratosphère est navigable et que l’homme est capable de vivre un certain temps à l’intérieur d’un local fermé dont l’air est artificiellement renouvelé. Je suis heureux d’avoir contribué à inaugurer une nouvelle ère de transports aériens et je suis sûr qu’il sera un jour possible d’aller de Paris à New York en dix heures seulement par un vol à haute altitude.
Enthousiasme de savant, pensent avec scepticisme les journalistes qui notent ces surprenantes prophéties. Alors que l’un d’eux demande pourquoi ils ne sont pas allés plus haut, Piccard lui répond qu’il n’avait pas de fusée ! Quelques minutes plus tard, l’employé de la poste de Gurgl voyait un grand homme maigre aux cheveux ébouriffés s’arrêter devant son guichet et lui tendre le texte du télégramme suivant : Après un voyage long et difficile, nous avons atterri, Kipfer et moi. Nous avons obtenu la hauteur désirée. De tout cœur. Piccard.
Piccard avec deux, cc, précisa doucement le visiteur — Hauteur désirée ! L’employé des postes de Gurgl relut sans bien comprendre le laconique bulletin de victoire. Il ne se doutait certes pas que cet individu tranquille qui semblait être fait pour les laboratoires et les bibliothèques venait de pénétrer pour la première fois de l’histoire de l’humanité dans le domaine interdit de la stratosphère.