Rien ne prédestinait Victor Lustig à la carrière d’escroc que fut sa vie. C’est le 4 janvier 1890 que le petit Victor voit le jour à Hostinné, petite ville située sur les bords de la Labe, en Bohême, dans ce qu’on appelait alors l’Empire austro-hongrois. Issu d’une famille bourgeoise, le jeune Lustig fait très tôt preuve d’une certaine facilité à apprendre, notamment les langues, ce qui lui permet de suivre sa scolarité dans les meilleures écoles du cru. À dix-huit ans, l’avenir de Victor semble déjà tout tracé : une carrière d’avocat ou d’homme d’affaires, voire même de haut fonctionnaire. Mais voilà, Lustig est intelligent, très intelligent, et son esprit ne peut se contenter d’une vie aussi bien rangée. Surtout que sa grande ambition est d’être riche, très riche, et pas dans vingt ou trente ans, non, tout de suite.
Et pour ça, il n’y a pas trente-six mille solutions. D’abord, il doit quitter sa Bohême natale pour un endroit plus à la hauteur de ses ambitions, et Paris est, aux yeux du jeune homme, la candidate parfaite à ce titre. Ensuite, il n’y a pas de mystère dans son esprit : pour devenir riche très vite, il faut profiter des petites ou grandes faiblesses de ses semblables, pour vider sans scrupule leurs poches bien remplies. C’est vers la plus connue de toutes les faiblesses de l’homme que va d’abord se tourner notre candidat à la fortune, celle du sexe. Ayant un certain charme et d’une nature très séductrice, il réussit, sans trop se fatiguer, à faire travailler quelques dames pour son compte. Mais le métier de proxénète montre vite ses limites ; d’une part, si ça lui permet de vivre, ses ambitions pécuniaires visent d’autres montants que ce que lui rapporte le salaire de la chair. Ensuite, et la douleur d’une balafre sur une joue suite à une bagarre pour une fille le lui rappelle à chaque instant, c’est un métier violent, et autant sa grande force est l’intelligence, autant la violence n’est vraiment pas une composante de son caractère.
Dans son esprit, les choses sont claires : il lui faut trouver un endroit fréquenté par de riches pigeons suffisamment aveuglés par le lucre et suffisamment imbus d’eux-mêmes que pour être prêts à tout, et surtout à n’importe quoi, pour augmenter encore leur fortune personnelle. Et c’est sur les bords des quais du Havre qu’il va trouver l’endroit parfait. En effet, l’époque est aux grands paquebots à vapeur et aux longues traversées océaniques. Et la première classe de ces navires grouille d’hommes riches prêts à tout pour se distraire durant le long voyage. Ces hommes, las des meilleurs whiskys et cigares sont à la recherche d’un peu d’aventure ou d’excitation. Dès lors, si vous leur proposez de jouer au poker pour des mises suffisamment importantes que pour leur procurer un peu d’émotion, c’est sans perdre la moindre seconde de réflexion qu’ils acceptent, lorsque ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils vous proposent une partie. Et pour s’être, avec ses amis de lycée, aguerri à l’art de ce jeu, mais surtout à celui de la manipulation de cartes et de la triche, Lustig n’a aucun mal à faire monter les mises et bien sûr à s’arranger avec la chance pour les encaisser.
Victor n’est évidemment pas le premier à avoir vu là une opportunité très lucrative. Un petit monde de joueurs professionnels sévit dans les salons et fumoirs de ces grands transatlantiques. Au contact de ceux-ci, et notamment du célèbre Nicky Arnstein, il va affiner ses techniques, ses approches et cet instinct qui font qu’en un seul coup d’œil vous savez repérer parmi tous ces hommes lesquels vont être les plus beaux pigeons, les plus rentables. C’est aussi sans doute grâce à ces as de la carte qu’il va apprendre un grand principe de l’arnaque, celui qui va lui permettre de faire carrière de la sorte : plus que le mécanisme de l’arnaque elle-même, ce qui importe pour qui veut durer dans le métier, c’est de s’arranger pour mettre le client, lorsqu’il découvre le pot aux roses, dans une position telle qu’il ne puisse s’en prendre qu’à lui-même d’avoir été aussi bête pour s’être ainsi laissé berner. Que sa honte d’avoir été à ce point manipulé est telle qu’il n’osera jamais prendre le risque de porter plainte et d’ainsi se ridiculiser aux yeux de tous, et perdre toute crédibilité et respectabilité.
La belle vie en mer aurait pu encore durer un certain temps, si la Première Guerre mondiale n’avait éclaté. Tout l’argent du monde ne valant pas le prix de sa vie, Lustig se voit obligé de changer de profession, le risque pour tout ce qui flotte d’être pris pour cible devenant de plus en plus important.
Et c’est aux États-Unis, loin des troubles secouant l’Europe, qu’il va poursuivre sa carrière.
C’est ainsi qu’il débarque dans une petite ville du Kansas. Et c’est sous les traits de monsieur le comte de Lustig, aristocrate autrichien ayant fui, avec sa famille et sa fortune, l’Europe en guerre, qui se présente au guichet d’une petite banque locale. La raison de sa visite est des plus simples, il a appris que la banque cherchait à vendre une ferme dans les environs et justement, monsieur le comte souhaite se lancer dans l’agriculture dans sa nouvelle vie de ce côté-là de l’Atlantique. Le moins que l’on puisse dire est que pour le banquier, il s’agit là d’une aubaine presque inespérée. Cette ferme, qui était devenue propriété de la banque suite à une saisie auprès d’un malheureux client en défaut de paiement, semblait n’intéresser vraiment personne dans la région. Il faut dire que l’état délabré du bâtiment n’était pas fort engageant. Une visite de la ferme est rapidement organisée, durant laquelle le comte ne semble pas vraiment concerné par ce qu’on lui montre, affichant un air des plus détachés, voire blasés, qu’il convient d’afficher lorsqu’on a jusque-là, sans doute, passé toute sa vie dans de fabuleux châteaux.
De retour à la banque, le directeur n’a pas le temps de faire la moindre offre, que le comte affirme vouloir se porter acquéreur du bien pour la somme de vingt-cinq mille dollars. Il a sans doute fallu beaucoup de maîtrise de soi de la part du banquier pour ne rien laisser transparaître de sa joie. En effet, la ferme ne vaut pas plus de la moitié de la somme annoncée.
Il va sans dire que le directeur accepte l’offre et il est convenu de se revoir le lendemain pour signer l’acte et procéder au paiement.
C’est les yeux cernés suite à une nuit un rien agitée par l’excitation due à la perspective de cette vente quasi miraculeuse, que le directeur accueille le comte qui se présente à lui, deux lourds paquets sous les bras.
Lustig dépose le premier paquet sur le bureau du directeur en annonçant qu’il contient les vingt-cinq mille dollars en bons pour la liberté nécessaires à la transaction. Il invite le banquier à en vérifier le contenu, mais trop impressionné par le personnage qu’il a en face de lui, ne voulant pas vexer un tel client, le directeur se sent presque obligé de jouer lui aussi au grand seigneur et met le paquet de côté sans même l’ouvrir.
On signe les documents, on se congratule, chacun rigolant dans sa barbe. Le banquier pour avoir vendu à un tel prix une ruine. Victor pour le coup qu’il est sur le point de réaliser.
Il dépose alors devant le directeur l’autre paquet, qu’il ouvre en expliquant qu’il lui reste encore des bons de la liberté pour une valeur d’une dizaine de milliers de dollars qu’il aimerait pouvoir convertir en argent liquide afin de subvenir aux besoins de sa famille, le temps que la ferme devienne rentable.
Le banquier, l’esprit encore trop occupé et embrumé à se réjouir de la belle opération qu’il vient de conclure, pour inspecter de plus près les bons étalés sous son nez, charge un de ses employés afin de régler sur-le-champ ce qui n’est finalement qu’une banale formalité.
Victor Lustig était déjà bien loin lorsque le banquier se rendit compte que les bons étaient des faux. Furieux, il engagea des détectives privés qu’il lança à la poursuite de l’escroc. Ceux-ci réussirent tout de même par mettre la main sur le fuyard et l’arrêtèrent. C’est alors que le comte se souvint de la leçon apprise sur les paquebots. Il demanda aux détectives de contacter leur patron et de lui signaler que s’il était poursuivi par la banque en justice, il serait alors obligé de révéler au grand jour comment la banque s’était fait aussi bêtement rouler, ce qui à coup sûr signifierait la faillite pour la banque ; les clients, n’ayant plus confiance, iraient sans attendre confier leurs économies à une banque plus sérieuse. Il était donc dans l’intérêt du directeur d’ordonner sur-le-champ à ses deux sbires de le relâcher, mais, histoire de montrer à quel point il était sût de son coup, lui payer la somme de mille dollars comme indemnisation pour avoir ainsi été arrêté et pour son silence.
Et il en fut fait ainsi.
Lustig poursuit alors sa vie en mettant au point de nouvelles idées d’arnaques ou en en améliorant d’autres déjà existantes.
On le voit ainsi, de temps à autre, aux abords des champs de courses, à jauger les parieurs en quête du bon pigeon, c’est-à-dire celui qui parie gros et qui perd tout aussi gros à chaque fois. Il se présente alors comme un bon samaritain prêt à aider l’homme si malchanceux. Moyennant une petite commission, il connaît un moyen de gagner à coup sûr, un membre de sa famille travaillant pour les bookmakers ; il peut, suite à une astuce qui doit évidemment rester secrète, encore enregistrer des paris, une fois la course terminée. Mais voilà, il y a une condition : afin de n’éveiller aucun soupçon, il ne peut s’agir que de petits montants. Et en effet, les petites sommes qu’on lui confie rapportent les gains escomptés. Après un petit temps à créer ainsi l’illusion, il explique à la victime que malheureusement, la combine ne va plus pouvoir continuer, le membre de sa famille qui rend la chose possible doit, pour une raison ou une autre, quitter le pays, mais il est encore possible d’utiliser le système une dernière fois et comme c’est la dernière fois, il propose au joueur de miser une somme importante. Comment refuser ? Mais évidemment, une fois l’argent remis à son bienfaiteur, il ne reverra ni l’un, ni l’autre.
Victor va aussi perfectionner l’arnaque de la machine à dupliquer les billets. Le principe consiste à présenter au bon pigeon une boîte un peu élaborée, contenant tout un système mécanique. Celui-ci permet, si on y introduit un billet, d’en faire une copie conforme. On explique que le procédé est compliqué à comprendre, mais que, grâce à une solution chimique qu’il a élaborée et qu’il est le seul à connaître, l’image du billet est transférée sur une feuille vierge, et le tour est joué. Et comme rien ne vaut une bonne démonstration, on s’exécute et on place un billet de mille dollars dans la machine. Chose importante, l’opération prend un certain temps. On revient donc quelques heures plus tard, on récupère le billet qu’on avait inséré dans la machine, puis, en ouvrant un petit tiroir, on voit apparaître un second billet identique au premier. Alors, afin qu’il n’y ait plus le moindre doute possible, on propose d’aller faire vérifier dans une banque la validité des deux billets. Sans surprise, les deux billets sont certifiés comme étant on ne peut plus vrais et pour cause, ils le sont. Le second billet, celui qui fait office de copie, ayant été au préalable placé dans le tiroir magique par l’arnaqueur. Convaincu que la machine duplique bien des billets et que ceux-ci sont reconnus comme étant valides, il ne reste plus qu’à vendre pour un prix important la machine et de disparaître le plus loin possible, mettant à profit le temps que prend le processus pour se réaliser et pour l’acquéreur de la machine, de se rendre compte qu’il s’est fait avoir.
La légende veut que Lustig ait vendu une telle machine à Al Capone en personne, avant de se rendre vraiment compte de l’immense erreur qu’il venait de commettre et de racheter la machine au prix coûtant sous prétexte d’un problème technique du système.
Est-ce la raison pour laquelle on retrouve Lustig à Paris, loin des États-Unis, début 1925 ? C’est possible. En tout cas, ce sont les poches bien pleines de ses exploits sur le territoire américain, que Victor vit la grande vie dans le Paris des années folles. Mais la vie parisienne coûte cher et le pactole fond comme neige au soleil. Très rapidement, il ne peut que faire le constat, dans la somptueuse suite qu’il loue à l’hôtel Crillon, qu’il va falloir très rapidement remettre son intelligence au travail, s’il veut continuer à mener la grande vie dans la Ville Lumière.
S’il est connu que les grandes idées semblent apparaître de nulle part, là, c’est d’un journal que va jaillir le plus grand coup de poker de sa carrière. Un article explique dans l’édition du jour, que l’entretien de la tour Eiffel pose de plus en plus problème à la ville de Paris. La dame de fer, témoin de l’Exposition universelle de 1889, est en fait un gouffre financier. Peut-être que la vendre serait la solution, conclut l’article sous forme de boutade.
Mais il est une autre règle dans l’art de l’arnaque qui veut que, au plus c’est gros, au plus ça marche. Alors, pour l’esprit particulier de Lustig, l’idée de vendre bel et bien la tour Eiffel n’est plus si saugrenue que cela. Que du contraire même, puisque maintenant, grâce à la presse, tout le monde sait que la tour pose problème.
Nous l’avons vu, pour qu’une arnaque fonctionne, il faut que l’illusion soit assez forte pour devenir réalité aux yeux de la victime. Ensuite, il faut trouver un pigeon pour d’obscures motivations pour plonger à deux pieds dans le mirage.
Victor sait parfaitement bien que le plus difficile dans l’arnaque qui consiste à vendre quelque chose qui ne vous appartient pas est de convaincre le futur acquéreur que vous avez bien la légitimité pour réaliser un tel acte. Il s’agit donc, dans le cas de la tour Eiffel, de faire officiel.
C’est donc sur du papier à en-tête de la Ville de Paris que cinq ferrailleurs, parmi les plus importants de la région, se voient conviés à une réunion d’information à l’hôtel Crillon, afin d’évoquer une opportunité commerciale qui pourrait les intéresser.
Le papier à en-tête, bien que faux – mais qui peut dire qu’un document est faux s’il n’en a jamais vu d’original ? -, a fait effet et nos cinq candidats se présentent à l’heure dite à ce fameux hôtel.
Si un hôtel de luxe est déjà impressionnant en soi pour tout qui n’en a pas l’habitude, il faut enfoncer le clou jusqu’au bout. Alors, c’est dans un salon particulier qu’on les reçoit, leur offrant un cocktail, histoire de patienter jusqu’à l’arrivée du représentant officiel qui va arriver d’un moment à l’autre.
Ce moment de flottement est très important, chacun étant un peu rassuré par la présence de l’autre et chacun évaluant aussi qui seront ses concurrents dans cette affaire, la simple présence d’autres candidats donnant déjà une couche de réel sur l’affaire. Et puis, cette attente doit permettre à l’imagination des ferrailleurs de spéculer sur la nature, visiblement exceptionnelle, de l’affaire en question.
Il est temps à présent pour Lustig de faire sa grande entrée. Tout doit être millimétré : la tenue, le ton, la gestuelle. Au premier coup d’œil, ils doivent être convaincus d’être en présence d’un haut fonctionnaire de l’État.
C’est sur le ton solennel de circonstance qu’il leur apprend que, comme ils ne l’ignorent sans doute pas, la tour Eiffel est devenue ingérable pour les finances publiques et qu’il a été décidé de vendre.
L’étonnement et la surprise sont lisibles dans les yeux des participants, il faut maintenant ne pas leur laisser le temps de transformer cette réaction en suspicion. Alors, il explique, en baissant un peu la voix, que vu le caractère exceptionnel de l’opération et l’émotion que cela risque d’engendrer auprès de la population, le président de la République en personne, Gaston Doumergue, a insisté pour que cela se fasse en toute discrétion et sous le couvert du secret. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on l’a chargé lui, homme de l’ombre, pour mener à bien cette affaire.
Lustig sait que même si la mise en scène est parfaite, que même si l’acteur est très bon, il faut, pour éteindre tout doute dans l’esprit de ses interlocuteurs, trouver un moyen imparable de rendre sa légitimité indiscutable. Il va falloir prendre un risque, mais ce sera là le tournant de toute l’arnaque, un peu comme l’idée de Thérèse Humbert de faire un procès à des gens qui n’existaient pas. Victor va quant à lui proposer à ses invités de visiter, en sa compagnie, l’objet du marché, tout en leur rappelant que cela doit se faire dans la plus grande discrétion sur le vrai but de cette visite.
Il a tout prévu, une limousine a été louée pour l’occasion qui les conduit jusqu’au pied de la tour. Et c’est là que tout va se jouer ; pas question, pour une délégation officielle, de faire la file parmi les touristes, pour accéder à l’édifice. Alors, d’un pas décidé, Lustig se dirige vers le guichet d’entrée et là, d’un geste maîtrisé comme il l’avait fait plusieurs fois par jour toute sa vie, tend vers le fonctionnaire face à lui une carte barrée aux couleurs françaises et lui dit, sur un ton qui n’invite pas à la discussion, que ces cinq personnes, en désignant les ferrailleurs, sont avec lui. Si le gardien est du type à faire de l’excès de zèle et prend la peine de regarder de plus près le faux laissez-passer assez grossier de Lustig, ou si simplement s’il est de mauvaise humeur ce jour-là, tout s’effondre. Mais non, les portes s’ouvrent, la partie est gagnée. Comment, dès ce moment, encore douter que l’homme à qui vous avez affaire est bien un officiel.
Une fois la visite terminée, il est temps de prendre congé des candidats en leur demandant de lui adresser au plus vite, s’ils sont intéressés, une offre chiffrée.
Mais à ce moment-là, l’œil expert de Victor Lustig a déjà fait son travail et a repéré celui qui, parmi les cinq, était le meilleur pigeon possible. Son dévolu s’est jeté sur – et ça ne s’invente pas ! – monsieur Poisson. Tout, dans l’attitude de cet homme, l’a trahi : certains tics nerveux, de légères traces de sueur sur son front, sa façon à plusieurs reprises de rougir,… De tous, c’est lui qui pense avoir le plus à gagner dans cette transaction ; son cerveau a déjà calculé les bénéfices que va lui rapporter la vente des 7 300 tonnes d’acier qui composent la charpente de la tour, ce qui devrait lui permettre de mieux se positionner parmi ses concurrents et puis, et surtout, redonner du prestige à son entreprise et à son nom.
Dès qu’il reçoit l’offre de Poisson, Lustig organise une nouvelle entrevue à l’hôtel Crillon, mais cette fois-ci en tête à tête avec sa victime. Il lui explique que son offre fait partie des meilleures qui ont été reçues jusqu’ici. Mais il sent que Poisson n’est plus aussi réactif que lors de la première rencontre, que quelque chose le tracasse. Et pour cause, la femme de M. Poisson étant de nature plus suspicieuse que son mari, elle a réussi, à force de discussions, à faire douter son mari. Et c’est là que Victor va faire preuve de génie pour la seconde fois, après la visite de la tour, dans cette affaire.
Il explique au ferrailleur que, comme il s’est pris d’affection pour l’entrepreneur, il pourrait, moyennant une petite commission, s’arranger pour qu’au final sa proposition remporte le marché. Lustig vient de prononcer les mots magiques. Poisson, qui a déjà eu à négocier des offres publiques, sait que l’utilisation d’un pot-de-vin est souvent un passage obligé pour l’obtention de ces marchés. Il n’y a donc plus aucun doute pour lui : il a bien face à lui un fonctionnaire chargé de mission.
Il sort donc son chéquier et si on saura jamais à combien s’éleva la commission, on peut supposer qu’elle était à la hauteur de l’objet du contrat.
À peine le chèque encaissé que celui qui vient de rentrer dans le cercle très fermé des arnaqueurs de génie est déjà en route pour Vienne.
Lorsque, quelques jours plus tard, n’ayant reçu aucune instruction pratique concernant la suite des opérations, il se renseigna auprès des autorités compétentes, il comprit rapidement qu’il venait de se faire royalement rouler. Il ne porta pas plainte pour autant, car devenir la risée du Tout-Paris et de ses concurrents était pour lui un prix bien plus cher à payer que l’argent qu’il perdit dans l’histoire.
Le grand principe sur lequel reposaient toutes les arnaques de Victor Lustig démontrait une nouvelle fois toute sa puissance.
Fort d’un tel succès, il ne put s’empêcher de retenter le coup une seconde fois un mois plus tard, mais cette fois-ci, le ferrailleur choisi pour tenir le rôle de Poisson décela le piège et dénonça l’arnaque à la police, laissant par chance le temps nécessaire à Victor pour disparaître vers les États-Unis.
Mais ce grand coup de bluff allait aussi être pour lui l’apothéose de son œuvre et le déclin se mit en route.
Il entama une carrière de faux-monnayeur aux États-Unis qui le mena tout droit en prison. Incarcéré à la prison de Remsen County dans l’Oklahoma, il remit son cerveau en marche et réussit à négocier sa libération avec le shérif en échange d’une de ses fameuses machines à dupliquer de l’argent. Lorsque celui-ci se rendit compte que la machine ne reproduisait rien du tout, il se mit à la poursuite de Lustig qu’il finit par retrouver à Chicago. Mais, même pris au piège, ou justement parce qu’acculé face au mur, il ne se démonta pas, expliquant au shérif qu’en fait, le problème ne venait pas de la machine, mais que c’était celui-ci qui ne savait pas s’en servir. Victor réussit à l’endormir dans un charabia fort technique et promit de venir faire une nouvelle démonstration de l’utilisation de la machine. Il alla jusqu’à donner de l’argent à l’officier en gage de dédommagement et pour prouver sa bonne foi. Évidemment, il s’agissait de faux billets et, comble de malchance pour lui, le shérif se fit arrêter peu de temps après pour possession de faux billets.
Le glas sonna pour Victor Lustig en 1934. Afin de réagir une bonne fois pour toutes face au flot de fausses monnaies qui inondaient à ce moment-là les États-Unis, une commission spéciale fut constituée par les services secrets et l’enquête aboutit à un pharmacien du nom de William Watts, déjà connu de la justice pour avoir trafiqué durant la prohibition. Malgré tous les moyens mis en œuvre pour retrouver ce mystérieux Watts, pas moyen de le localiser ; seul contact connu, un certain comte Victor Lustig qu’on arrêta pour l’occasion. Si le comte reconnut que son ami Watts falsifiait bien de l’argent, lui n’avait rien à voir là-dedans. Mais la chance ayant visiblement tourné pour lui, on retrouva parmi ses effets une clé menant à une consigne remplie de faux billets et des plaques d’impression nécessaires à la fabrication de ces billets.
C’est donc vers la case prison que se rendit une nouvelle fois Lustig, mais comme un baroud d’honneur pour couronner son incroyable parcours criminel, il trouva le moyen de s’évader la veille de son jugement. Son esprit toujours enclin à trouver les faiblesses et les failles d’un système ne mit pas longtemps à remarquer que le personnel chargé du renouvellement des draps dans les cellules demandait combien de lits étaient occupés dans la cellule et comptait ainsi le nombre de draps propres qu’ils remettaient par cellule. En revanche, ils ne comptaient pas les draps sales qu’ils reprenaient en échange. Victor, lorsqu’on demandait le nombre d’occupants, ajouta à chaque fois un occupant imaginaire en plus, ce qui lui permit de stocker une dizaine de draps. Et un soir, alors que les autres détenus étaient occupés par une émission qui passait à la radio, il déchira les draps en de longues bandes de tissu qu’il noua les unes aux autres pour en faire de longues cordes, qu’il utilisa pour se faire la belle.
Son escapade dura presque un mois avant qu’il soit repris. Il n’échappa pas cette fois à la justice qui le condamna à quinze ans de prison, auxquelles vinrent s’en ajouter cinq pour son évasion. Et c’est au pénitencier d’Alcatraz qu’il exécuta sa peine jusqu’à ce que la mort se présente à lui le 11 mars 1947, à la suite d’une pneumonie à l’âge de cinquante-sept ans.
Si le principe de la honte est une composante que l’on retrouve dans presque toutes les formes d’arnaque, elle va être, dans les années quatre-vingt, l’élément central d’une arnaque qui va en plus se révéler être légale.
Si aujourd’hui la pornographie explose par le biais de l’Internet, vous trouverez autour de vous peu de personnes qui avoueront en faire usage. C’est que, pour beaucoup, les choses du sexe ont quelque chose de honteux. C’est ce qu’avaient très bien compris des Australiens qui, dans les années disco, créèrent une société d’importation de vidéo. On vit alors apparaître dans la presse spécialisée des annonces proposant, pour un prix plus que raisonnable, des cassettes vidéo pour personnes très averties exclusivement.
Et la pornographie étant moins accessible que de nos jours, les commandes s’accumulèrent rapidement dans la boîte aux lettres de l’entreprise d’importation, accompagnées d’un chèque en guise de paiement.
Mais voilà qu’en lieu et place des cassettes au contenu prometteur de plaisirs, c’est une simple enveloppe qui arrive par courrier aux nombreux clients. À l’intérieur de celle-ci, une lettre expliquant qu’après coup, la société d’importation s’est rendu compte que la vente de pornographie était interdite sur le sol australien, ce qui annulait de facto les commandes passées. Et les chèques ayant déjà été encaissés, le brave client était prié d’accepter pour remboursement un autre chèque du montant de leurs achats qui se trouvait joint à la lettre.
Si, dans un premier mouvement, le destinataire de cette lettre se réjouissait de récupérer de la sorte son argent, l’euphorie était de courte durée. Au premier coup d’œil sur le chèque, même si votre vue n’était pas très bonne, vous ne pouviez manquer de remarquer l’étrange nom de la société qui émettait le chèque, nom imprimé en majuscules et en gros caractères et composé uniquement de termes du genre : SODOMIE, PERVERSION, FELLATION…
Bizarrement, seulement 20% des clients se rendirent auprès d’une banque pour encaisser ce chèque si explicite.