Si on vous dit espion ? Presque fatalement, c’est l’image de James Bond qui vient en tête. Le personnage créé par Ian Fleming n’est plus à présenter. Il est le symbole même de l’espionnage et de l’espion. Séduisant, intelligent, musclé, riche, l’homme parfait, qui n’a peur de rien et surmonte tout. Navré, mais la réalité est toute autre.
Youri Modine, officier du KGB pendant la guerre froide et officier traitant des célèbres « Cinq de Cambridge », un des plus importants réseaux d’espionnage soviétique, raconte dans son ouvrage Mes camarades de Cambridge : J’étais au KGB l’officier traitant de Philby, Burgess, Maclean, Blunt, Cairncross, la difficulté d’être espion et des situations difficiles dans lesquelles lui et ses agents se sont retrouvés.
Il explique que par définition, l’espion a une double identité, une couverture qui lui permet d’exercer l’action clandestine. Il est le symbole de la division du moi, il a de multiples facettes et est l’« Homme aux cent visages et homme des foules, homme clivé et homme anonyme, l’espion est intérieurement divisé extérieurement fondu ». Il a une personnalité visible, celle qu’il donne à voir à la société et une personnalité cachée. Cela soulève évidemment des questions concernant la construction de l’identité à la fois personnelle et collective.
Ainsi, l’espion prétend être ce qu’il n’est pas en réalité, il ment constamment et à tout le monde, même à sa famille pour mener à bien sa mission. Il construit un moi clandestin, il joue un rôle, exactement comme un acteur, dans un film ou une pièce de théâtre. Il devient un autre, un anonyme, qui agit dans l’illégalité. Il peut aller jusqu’à perdre son identité. Tous ont des noms de code bien sûr, le vrai nom des officiers ou des agents n’est jamais utilisé. Il se construit alors une identité fictive. Il peut changer de pays, de ville, etc. Le faux doit coller au vrai pour être crédible, il doit se rapprocher au plus près du modèle. La construction de l’identité passe par une attitude une gestuelle qu’il faut contrôler. Youri Modine explique qu’en amont, en arrivant dans un pays étranger, pour ne pas se faire repérer, il faut maîtriser parfaitement la langue, ne pas avoir d’accent, connaître les us et coutumes, la façon de vivre, de manger, les loisirs, les comportements en société, etc. Alors qu’il venait tout juste de débarquer à Londres, et lors de sa première rencontre dans un pub avec John Cairncross, l’un des cinq, après s’être installé, il a demandé à Cairncross de commander pour lui parce qu’il avait peur de se faire repérer à cause de son accent. Il est vrai que ça aurait été dommage de se faire démasquer pour une bière !
L’officier opère sous couverture diplomatique généralement, mais la couverture de l’agent est plus difficile à maintenir sur le long terme, et après un certain nombre d’années, cette couverture devient en réalité le mode de vie. Pourtant, il ne faut pas oublier sa véritable identité, l’agent garde des éléments biographiques, mais il faut jouer son rôle et être la personne qu’on n’est pas. Paradoxalement, il y a aussi une certaine jouissance à ne pas être soi. Mais dans le cas de l’espionnage, ne pas se faire prendre relève de la survie.
L’activité clandestine engage l’individu aussi psychologiquement. Les agents doivent avoir une force physique et morale pour subir les pressions qu’implique leur mission. La peur et l’angoisse font partie du quotidien de l’espion (peur de se faire arrêter par le contre-espionnage, peur de ne pas réussir à transmettre les documents, peur de rater un rendez-vous…). Un jour, Youri Modine alors qu’il était avec Guy Burgess un autre des « Cinq » pour justement lui transmettre des documents, ont été arrêtés par des policiers, alors que Burgess tenait dans sa main après une valise pleine de documents confidentiels, il écrit : « Je ne comprenais rien à ce qui venait de se passer. Je venais de vivre un moment assez difficile, je l’avoue. Comme toujours dans ces circonstances j’avais su faire le vide en moi, refouler toute émotion. (…) Dans de telles situations, je ne sentais plus mon corps, mais ma tête fonctionnait intensément ».
La souffrance de ne pas être soi, de vivre dans la peur, d’être seul, pouvait avoir de graves répercussions psychologiques sur les espions et leur vie clandestine. Le besoin de se confier, d’avouer, de se justifier est important mais impossible puisque le dévoilement signifie la mort. Cacher sa véritable identité sans montrer qu’on la cache, jouer parfois plusieurs rôles, s’habituer à mentir peut amener à de graves conséquences. Après la guerre, Anthony Blunt l’un des cinq de Cambridge a pris ses distances avec le KGB. Ce dernier le laissa quitter le MI5, là où il était en poste, parce qu’il était épuisé et qu’il fallait qu’il se repose. L’alcoolisme est un trait que l’on retrouve chez beaucoup d’espions, Guy Burgess y sombra, il était souvent ivre, se donnait en spectacle, jusqu’au jour où, ivre au volant, il a tué un homme. De même Donald Maclean un autre des « Cinq », était aussi sujet à l’alcool, en 1949, alors qu’il venait d’arriver en Egypte, son état psychologique se dégrada considérablement. Il était fatigué, il avait des problèmes de communication avec le KGB, et les incidents se succédaient. Certains peuvent sombrer dans une dépression comme le célèbre Klaus Fuchs qui en 1949 peu avant qu’il soit arrêté tomba dans une grave crise psychologique, Il disait lui-même qu’il était atteint de schizophrénie auto-contrôlé. On est ici bien loin de l’image parfaite du James Bond…
Auteur : Rosalie Cave