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En 1456, alors que Rodrigo de Borja n’a que 25 ans, Calixte le nomme archevêque de Valence et le crée cardinal. Les quelques réactions outrées provoquées par cette nomination ne sont pas relatives à l’âge de l’heureux élu, mais sont le témoignage de ce que certaines éminences éprouvent le sentiment d’avoir été faits cocus. Pour faire bonne mesure, Calixte le nomme l’année suivante vice-chancelier de l’Église romaine, le créant de facto le numéro deux à Rome après le pape, puisque le poste de chancelier n’existe pas. Détail intéressant : ce cardinal n’est ordonné prêtre que douze ans plus tard, en 1468. Rodrigo, qui a italianisé son nom en Borgia, dispose alors d’une puissance considérable, qui lui permettra de tisser la toile qui le conduira à la magistrature suprême trente-quatre ans plus tard.
En 1458, il a un fils, Pedro Luis de Borgia, légitimé par Sixte IV. Pie II, qui a succédé à son oncle, le met en garde contre ses fortes pulsions sexuelles et son penchant pour les orgies, et sur « l’urgence de prendre garde à son honneur en manifestant la plus grande prudence ». Un avertissement manifestement négligé. En 1470, Rodrigo fait la connaissance de Vanozza Cattanei, jeune et belle Romaine, qui lui donnera quatre enfants : Jean, César, Lucrèce et Geoffroi. D’autres maîtresses suivront, mais il conservera à leur mère une affection qui ne se démentira jamais. En 1489, il est ébloui par la beauté de la jeune Giulia Farnèse, qui lui donne une fille, Laura.
Innocent VIII meurt en 1492. Il a lui-même succédé à Sixte VI, soit deux des moins reluisants successeurs de saint Pierre. Les chances de Rodrigo Borgia semblent fort ténues, même avant le décès d’Innocent VIII. Le cardinal Giuliano della Rovere le déteste viscéralement, et entame une campagne de dénigrement basée sur l’appartenance catalane de son rival.
Rodrigo n’était pas italien, donc pas membre du sérail, et l’expérience de Calixte III prouvait à l’évidence que les juteuses charges vaticanes risquaient une fois de plus d’échapper à la noblesse romaine, qui les considéraient comme une chasse gardée. Les grandes manœuvres avaient commencé dès l’annonce de la fin prochaine d’Innocent VIII, faites de coups bas, d’approches discrètes et de promesses des divers clans souhaitant chacun la victoire de leurs candidats. Leurs choix n’étaient évidemment pas inspirés par le Saint-Esprit, mais par l’espoir que leurs efforts recevraient leur juste récompense de la part d’un pape reconnaissant. Et le nerf de toute guerre, c’est l’argent. Celui par exemple du roi de Naples, Ferrante, qui offre une fortune en or pour l’achat de votes de cardinaux qui sauraient pratiquer un lobbying efficace en faveur des intérêts napolitains au Vatican.
Avant l’élection pontificale, une habile propagande insinua que les Milanais avaient l’intention de conquérir toute l’Italie. De quoi ruiner tous les espoirs d’un candidat milanais ou soutenu par eux. Rodrigo Borgia n’était pas impliqué dans ces manœuvres parce qu’Espagnol, et les autres candidats ne se fiaient pas à lui. Ce qui pouvait constituer un avantage, car il n’était pas marqué par les machinations vénales et l’égoïsme forcené qui étaient la marque de la plupart des cardinaux qui siégeaient au conclave. Il disposait également d’un énorme avantage : les prébendes de l’oncle Calixte avaient fait de lui un homme richissime.
Il l’était à ce point qu’il pouvait se permettre de distribuer d’énormes pots-de-vin pour acheter les votes sur une grande échelle. Ses principaux rivaux dans la course au trône étaient le cardinal Ascanio Sforza, de Milan, et le cardinal Giuliani della Rovere, bénéficiaire d’un don de 200 000 ducats d’or, offerts par le roi de France Charles VIII. La république de Gênes lui avait également offert 100 000 ducats pour sa campagne. Les premiers tours de scrutin virent della Rovere et Sforza au coude à coude, avec Borgia en troisième position, mais pas à ce point éloigné des deux autres pour qu’il ne puisse garder espoir.
Croyant plus que jamais en ses chances, compte tenu de l’impasse entre les favoris, Borgia inonda les cardinaux d’offres et de promesses, qu’un don mafieux qualifierait de celles « que l’on ne peut pas refuser ». Ces somptueux pots-de-vin étaient des évêchés en France et en Italie, de vastes domaines fonciers, des abbayes, des châteaux et forteresses, des gouvernements de régions, de l’or, des bijoux et des trésors de toutes sortes.
Son offre la plus énorme était réservée à l’un des deux candidats, le cardinal Ascanio Sforza, à qui il promit sa place de vice-chancelier de l’Église. Et pour faire bonne mesure, il ajouta son somptueux palais, construit sur la rive opposée du Tibre en face du Vatican. S’il existait de nombreuses splendides demeures à Rome, tout le monde s’accordait à dire que nulle ne la surpassait. Cette offre était sans doute la plus élevée jamais faite à un cardinal en échange d’un vote, et Ascanio Sforza eut le mérite d’y résister cinq jours avant de succomber. Des témoins affirmèrent avoir vu un quatuor de mules chargées d’argent quitter le palais de Rodrigo et prendre la direction de la demeure de Sforza, superbe, mais sans aucune mesure avec celle qu’il venait d’accepter.
Avec le retrait du cardinal Sforza, c’est la totalité de la faction milanaise qui tournait casaque en faveur de Rodrigo Borgia. Le cardinal della Rovere, qui avait affirmé haut et fort qu’il préférait voir n’importe qui sur le trône de saint Pierre plutôt que de voir un second Borgia pape, fut forcé de ravaler ses paroles et de voter pour Rodrigo, ce qui était l’unique moyen de garder la face. Les autres cardinaux se dépêchèrent d’ajouter leurs votes, en calculant déjà ce que les libéralités promises allaient leur rapporter. Seuls cinq avaient refusé ses offres. L’Esprit Saint, qui préside aux votes pontificaux, s’était cette fois surpassé, et c’est au soir du 11 août 1492 que le pape Alexandre VI apparut au balcon du Vatican, revêtu de la tenue sacerdotale.
Cette élection ne fut bien entendu pas du goût de tout le monde. À Florence, le cardinal Lorenzo de Médicis déclara : « Nous sommes maintenant entre les griffes d’un loup. » D’autres, Vénitiens, Mantouans et Ferrarais, hurlèrent à la faute, et il fut question d’invalider l’élection pour corruption. Il est évident que la tricherie avait pris des proportions de tsunami, mais les cardinaux achetés se gardèrent bien de s’en vanter, confortés en cela par le fait que le nouveau pape avait soigneusement pris soin de ne laisser aucune trace qui puisse être utilisée contre lui. Il ne resta plus au roi de Naples Ferrante que les yeux pour pleurer l’or qu’il avait engagé pour que son candidat décroche la timbale.
Il n’y avait cependant pas que le goût amer de la défaite dans cette élection particulière, et les peurs suscitées par l’élection d’Alexandre VI n’étaient pas toutes justifiées. Autant corrompu, immoral et sans foi ni loi qu’il puisse être, le second pape Borgia possédait les qualités requises pour affronter l’avidité, le matérialisme et le goût du luxe de la Renaissance, qui auraient sans doute heurté un pontife plus en adéquation avec la moralité et l’humilité que supposent la couronne pontificale.
1492 est l’année choisie par certains historiens pour fixer la fin du Moyen Âge. C’est cette année que se termine définitivement la Reconquista espagnole. Le 12 octobre, la découverte par Christophe Colomb d’un nouveau continent va donner aux populations la sensation qu’une nouvelle ère s’ouvre. Quelques années auparavant, Gutenberg a inventé l’imprimerie. On commence à imprimer de nombreux livres en masse, et le savoir ne sera désormais plus réservé aux clercs et à quelques laïcs. Le foisonnement intellectuel prodigieux de l’époque donne le tournis aux populations, et jamais les peurs millénaristes ne seront plus vives qu’en 1500.
À sa manière, Alexandre VI est un homme de son temps. De plus, il a profité des années de règne de son oncle Calixte, et des règnes notablement corrompus déjà de Sixte IV et Innocent VIII, pour se forger une expérience de maître diplomate et d’administrateur. Il a également appris à devenir expert en matière de relations humaines et sait qu’une approche aimable, et des relations personnelles courtoises, valent mieux que des ordres impersonnels qui tombent de hauteurs éthérées.
Les courtisans qui fréquentent le Vatican sont surpris par un pape courtois et patient. Ils notent particulièrement la volonté affichée d’Alexandre de se pencher sur le sort des humbles, et de prendre des mesures pour améliorer leur sort. Plus surprenant encore fut que l’homme, qui avait vécu au milieu d’un luxe effréné, décida de réduire les frais de fonctionnement du Vatican. Quelque temps auparavant, les banquets donnés par le cardinal Borgia défrayaient régulièrement la chronique à Rome, où l’on prétendait qu’ils dépassaient en faste et en qualité ceux des Césars de la Rome antique. Maintenant, le pape recevait ses invités avec un seul plat au menu, une réduction à ce point drastique que les invités commencèrent à chercher des excuses pour y échapper.
Car pour son couronnement, qui se déroula le 26 août 1492, c’est l’extravagance la plus complète qui présida à la cérémonie. Au point que les triomphes accordés aux empereurs de Rome faisaient pâle figure à côté de la procession qui accompagna le nouveau pontife. Le cortège faisait trois kilomètres de long et comprenait 10 000 cavaliers, l’entièreté de la maison papale, les ambassadeurs étrangers et les cardinaux sur des montures d’apparat, chacune étant retenue par douze hommes. Le pape chevauchait sous un dais qui le protégeait des ardeurs du soleil, suivi par sa garde et tout le personnel du Vatican.
Le cortège passait sous des arches éphémères, porteuses de messages à la gloire du nouveau pontife. Mais le message caché derrière ces flagorneries de circonstance était que l’on devait comprendre que si Rome était grande sous les Césars, elle le serait bien plus sous Alexandre, et que si les premiers étaient mortels, celui que l’on glorifiait aujourd’hui était le représentant de Dieu.
Un peu naïvement, Alexandre tenta longtemps de trouver les moyens de garder sa vie sexuelle (agitée) et ses fruits (nombreux) à l’abri des yeux du public. Il réalisa, ou feignit de réaliser, que ses enfants pouvaient constituer un obstacle à son ascension. Une fois pape, il prit devant Giovanni Boccaccio, l’ambassadeur du duché de Ferrare, l’engagement de faire le nécessaire pour que sa progéniture reste éloignée de Rome. C’était là une sage décision, mais impossible à tenir de la part d’un homme viscéralement attaché à ses enfants. De plus, il était déterminé à les utiliser pour asseoir sa puissance. Dans les familles royales, les mariages servaient aux rois pour rapprocher deux pays. Pourquoi n’aurait-il pas fait de même ? La promesse faite à Boccaccio dura ce que durent les roses, l’espace de quelques jours.
Il nomma son fils aîné, César Borgia, archevêque de Valence, ce qui faisait de lui, à 17 ans, le primat d’Espagne, sans que ce dernier n’ait été ordonné prêtre. Pour faire bonne mesure et ne pas faire de jaloux, son fils cadet Geoffroi fut nommé, à 11 ans, au diocèse de Majorque, et fait archidiacre de la cathédrale de Valence.
Il est temps ici de tenter de dresser une esquisse de la descendance de Rodrigo Borgia, tâche rendue difficile par l’adage qui veut que l’on ne prête qu’aux riches, et que certains chroniqueurs ont eu tendance à en rajouter. Pour nous en tenir à l’essentiel, le futur Alexandre VI aurait eu trois enfants nés de mères inconnues : Pierre Louis, Isabelle et Jéronima. Sa maîtresse, Rosa Vanezza Catanei, lui donnera quatre enfants : César, né en 1475, Jean (1476), Lucrèce (1480) et Geoffroi (1481). Sa dernière fille, Laura (1492), est le fruit du coup de cœur d’un homme vieillissant quand il rencontre la jeune Giulia Farnèse, d’une beauté si extraordinaire qu’elle ravage Rodrigo, qui la veut sienne à tout prix. Sa superbe chevelure est un de ses atouts majeurs, et deux peintres de la Renaissance, Zampieri Domenichino et Luca Longhi, lui rendent hommage dans deux toiles où elle est représentée avec une licorne dans les bras. Elle se marie en 1489, dans le somptueux palais Borgia, avec Orso Orsini, borgne et fort laid. Elle est déjà la maîtresse de son hôte.
Toutefois, la naissance de Laura, en 1492, pose problème, car son futur père vient d’être nommé pape. Il devient l’homme le plus épié de Rome et ne peut, de toute évidence, continuer à visiter sa maîtresse au palais de Monte Giordano, où il l’a installée. La solution serait qu’elle installe ses pénates au château de Santa Maria in Portico, qui se dresse à quelques mètres des marches de l’église Saint-Pierre. Un petit problème se pose : les lieux ont un occupant, le cardinal Zeno. Mais son éminence a vite compris que son intérêt passait par la location de son bien au pape. Au moment de la naissance de Laura, Rodrigo est devenu Alexandre VI, et l’idée même de secret ou de discrétion est risible pour l’homme le plus surveillé d’Italie. La petite fille devient le sujet principal des ragots de toutes les cours européennes. On parlera alors de Giulia comme de la concubine d’Alexandre, et même de la « Fiancée du Christ », appellation qui amusera beaucoup le pape.
Cette famille nombreuse sera d’une valeur inestimable pour le pape, dans une ville où ses nombreux et puissants ennemis foisonnent. Au premier rang desquels les cardinaux roulés dans la farine lors de l’élection pontificale, leurs commanditaires et une bonne partie de la noblesse romaine, ce qui fait beaucoup de monde.
La solution, pour Alexandre VI, sera de s’entourer de proches, les seuls auxquels il puisse réellement se fier. Le népotisme était bien sûr une longue tradition vaticane, et l’oncle Calixte avait été un orfèvre en la matière. Mais dans ce domaine particulier, Alexandre VI surpassa tous ses prédécesseurs, en installant un véritable réseau de type mafieux, violent, fondé sur l’exploitation d’autrui et disposant de moyens financiers considérables.
Alexandre VI entreprit de remplir le Collège des cardinaux par des Borgia et des membres de familles apparentées. Le premier fut son fils César, pour lequel se posait le problème de la filiation. En effet, la règle en vigueur imposait que seuls des candidats nés légitimement soient éligibles. César était bâtard. Qu’à cela ne tienne. Un tour de passe-passe pontifical résolut le problème avec deux bulles successives. La première déclarait César fils de Vanezza Catanei et de son premier mari, Domenico Rignano. La seconde bulle, rédigée dans la foulée, annulait l’ancienne et reconnaissait la vérité, à savoir la paternité de Rodrigo Borgia. Cette dernière fut soigneusement cachée, et César se retrouva éligible.
Pour humilier ceux qui avaient cru pouvoir se dresser contre sa volonté, le pape exigea que tous les membres du Sacré Collège soient présents quand le nouveau cardinal fit son apparition officielle dans Rome. Il s’agissait d’un précédent, mais le pape fut inflexible.
Comme on pouvait s’y attendre, le cardinal della Rovere fut le plus acharné et bruyant opposant, déclarant qu’il ne supporterait pas que le Collège soit « profané et abusé » de cette manière. C’est cependant ce qu’il fit, et il rendit, en compagnie des autres cardinaux, l’hommage exigé par le pape. Lesquels étaient fous de rage d’avoir dû admettre dans leurs rangs son fils bâtard. Cette première couleuvre, avalée à grand mal, fut suivie d’autres.
Il proposa que le jeune Alessandro Farnèse soit également fait cardinal, une façon délicate de rémunérer les services sexuels accordés par sa sœur Giulia. Les cardinaux estimèrent que la coupe était pleine, mais furent à nouveau obligés de se soumettre après qu’Alexandre les eut menacés de remplacer tous les membres du Sacré Collège par des candidats de son choix.
Une autre manière d’étendre son influence était la politique matrimoniale, pratiquée dans toutes les cours d’Europe. Le mariage de Geoffroi et de Sancia d’Aragon, fille bâtarde d’Alphonse II de Naples et de sa maîtresse Tuscia Gallo, fut organisé alors que les tourtereaux n’avaient respectivement que 12 et 16 ans. Alexandre établissait ainsi un lien avec la famille qui régnait alors sur l’Aragon et le royaume de Naples.
Pour ceux qui s’étonneraient de la sollicitude que le pape portait au royaume de Naples, il faut se souvenir que celui-ci occupait à l’époque la moitié sud de la péninsule italienne, et que sa frontière jouxtait celle des États pontificaux. Lucrèce, fille unique et chérie du pape, semble avoir été plus une victime que l’empoisonneuse machiavélique que les romans populaires ont décrite, et en particulier Alexandre Dumas, qui prétendait pour sa défense que le viol de l’Histoire n’avait guère d’importance à condition qu’il en naisse de beaux enfants. C’est grâce à son extraordinaire talent de conteur que les lecteurs sont toujours persuadés que le cardinal de Richelieu était un intrigant et un fourbe, alors qu’il fut probablement le plus grand des premiers ministres que la France ait connus.
L’amour paternel ne dispensa pas Alexandre VI d’imposer trois mariages à sa fille, uniquement pour servir ses desseins politiques. Le premier fut Giovanni Sforza, qui épousa en 1493 la très jeune et très belle Lucrèce, alors qu’elle n’avait que treize ans. Cette union était censée rapprocher Milan du trône pontifical. Ces espoirs furent déçus, car le jeune marié était plus attentif aux intérêts français qu’à ceux de son beau-père. On décida alors de s’en débarrasser, mais en évitant les classiques du genre : égorgement, empoisonnement et autres coups de dagues.
Le pape le contraignit alors de confesser quelque chose qui était manifestement faux, mais qui constituait le summum de la honte pour un homme de la Renaissance : son impuissance, et que le mariage n’avait pas été consommé. Le fait que Lucrèce soit enceinte à ce moment ne semble pas avoir troublé ses accusateurs. Giovanni se vengea terriblement en lançant plus tard les rumeurs qui accusaient Lucrèce de relations incestueuses avec son père et son frère César. Et comme plus c’est gros, plus cela marche, le nom de Lucrèce Borgia est toujours entaché de cette pesante suspicion.
Après que le divorce eut été prononcé, le choix du pape se porta sur le jeune Alfonse d’Aragon, âgé de 17 ans. Naples était depuis des années l’objet de toutes les attentions d’Alexandre, le mariage de Geoffroi et Sancia en étant le premier exemple. Le mariage eut lieu en 1498, mais devint inutile après que la France se fut rendue maîtresse de Naples en 1500.
Alfonse ne valait plus un maravédis sur l’échiquier politique. On décida donc d’en revenir aux bonnes vieilles formules qui avaient fait leurs preuves, et qui présentaient en outre un avantage évident : les morts ne parlent pas. En juillet 1500, probablement avec la bénédiction du pape, César Borgia envoya une troupe de sicaires à la recherche de son beau-frère, qui l’attaquèrent alors qu’il se promenait le long de l’église Saint-Pierre, au Vatican. Ils ne réussirent qu’à le blesser, et comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, César termina le travail en étranglant le convalescent.
Lucrèce se retrouva veuve à vingt ans, fort dolente, car elle aimait réellement son second époux. Le troisième candidat imposé à Lucrèce fut Alfonso d’Este, duc de Ferrare, qui ne manifesta pas un enthousiasme délirant à l’idée de rentrer dans une famille dont toute l’Europe colportait les rumeurs de meurtres, inceste, débauche et à peu près tous les crimes possibles et imaginables. Mais il s’agissait d’une « offre que l’on ne pouvait pas refuser », et le mariage eut lieu en décembre 1501. Contre toute attente, ils furent heureux, mais n’eurent pas beaucoup d’enfants : le garçon et la fille dont Lucrèce accouchera étaient mort-nés.
Juan Borgia est le fils préféré d’Alexandre. Il hérite en 1488 du duché de Gandie, apanage du premier fils d’Alexandre VI, Pedro Luis, né de mère inconnue en 1458. Resté en Espagne, il se couvre de gloire à la bataille de Ronda (1485) et est fait duc de Gandie et Grand d’Espagne par Ferdinand d’Aragon. Il épouse Maria Enriquez de Luna, cousine du roi d’Espagne, mais mourra prématurément en 1491.
Dans son testament, il laisse à son demi-frère Juan son titre et ses biens, et une somme de 10 000 ducats à sa demi-sœur Lucrèce. Cette préférence rendra son frère César si furieux qu’il menacera de se venger un jour de ce qu’il considère comme une spoliation. Le duché n’était pas la seule chose dont avait hérité le jeune homme. En 1493, Juan fit route vers l’Espagne pour y épouser Maria Enriquez de Luna, après que l’on eut fort opportunément déclaré que le mariage n’avait pas été consommé. La légende prétend qu’il ne fallut pas moins de quatre caravelles pour emporter les cadeaux de son père, et la rumeur s’enfla selon laquelle les Borgia déplaçaient les trésors du Vatican en Espagne.
En plus de l’or et l’argent, Alexandre VI avait également pourvu son fils de bons conseils, lui demandant de craindre Dieu, d’être de mœurs aimables et irréprochables et de pratiquer la piété. C’était probablement demander beaucoup à un Borgia, et comme bon sang ne peut mentir, on vit le jeune marié plus souvent dans les tavernes et autres bordels qu’auprès de sa jeune épouse. Si les mœurs du temps admettaient une part raisonnable de débauche, il n’en était pas de même dans une Espagne qui sortait d’un demi-millénaire de guerres pour la reconquête du pays, et dont l’ascèse voyait d’un mauvais œil les débordements des autres nations.
Quand Alexandre VI fut informé des frasques de son fils, il lui envoya une lettre incendiaire, le sommant de mettre sa conduite en conformité avec le mode de vie du pays. Rien n’y fit, et en 1496, le pape le rappela à Rome pour le faire capitaine-général, à la tête des armées pontificales. Ce noceur n’avait aucune expérience militaire, et encore moins le goût pour le métier des armes.
Sa mort, en juin 1497, fut le résultat d’un complot dont les commanditaires restent inconnus. Au retour d’une réception donnée par sa mère, à laquelle assistaient également ses frères César et Geoffroi, il disparut, et on ne le retrouva que quelques heures plus tard dans le Tibre, la gorge tranchée. Ses mains avaient été attachées et une pierre était nouée autour de son cou. Sa mort plongea son père dans le plus grand désarroi. En dépit d’offres de récompenses énormes, on ne parvint jamais à retrouver le commanditaire.
Les Borgia avaient tellement d’ennemis à Rome que la recherche du coupable pouvait ressembler à celle d’une aiguille dans une meule de foin. La majorité de la noblesse romaine haïssait Alexandre, et l’élimination physique d’un gêneur était pratique courante. Mais on peut raisonnablement se demander si les Colonna, Orsini et autres auraient pris le risque de se fier à quelques « hommes d’honneur » pour tuer le fils chéri du maître de Rome, tant la crainte de fuites ou de trahisons, suite à des offres de récompenses extravagantes, les exposeraient à la fureur vengeresse du pape.
On en vint à penser que le coupable pouvait faire partie du premier cercle d’Alexandre, qui avait ordonné une enquête immédiatement après le meurtre. Celle-ci fut close trois semaines plus tard, donnant lieu à des spéculations sur les révélations qu’elle avait mises à jour. Le nom le plus souvent avancé dans les innombrables ragots était celui de César Borgia, qui avait été la dernière personne à voir son frère vivant. Il avait juré, neuf ans auparavant, de se venger de son frère aîné quand celui-ci avait hérité des titres, de la fortune, et même de la promise de son demi-frère Pedro Luis. Il se disait également que la nature brutale et ombrageuse de César, son avidité et son manque total de scrupules constituaient une réponse logique à la question : « À qui profite le crime ? »
La conviction que son fils n’était pas étranger à la mort de son frère fut peut-être la raison pour laquelle, à contrecœur, Alexandre consentit à ce que César renonce, en 1498, à la dignité cardinalice, en se disant que cet homme, taillé plus pour la guerre que pour les intrigues vaticanes, lui serait plus utile sur les champs de bataille, pour accroître ses domaines et augmenter sa puissance. Cette renonciation à une position aussi recherchée était une première du genre.
Il le fit donc capitaine-général de l’Église à la place de son frère. César se maria l’année suivante avec Charlotte d’Albret, jeune fille décrite comme étant d’une incroyable beauté, apparentée à la famille royale française. Mais après une courte lune de miel avec une si belle épouse, César Borgia la quitta pour sa plus exigeante maîtresse : la guerre. Il commença par se battre aux côtés du roi de France Louis XII qui s’empara de Milan. Ensuite, à la tête de l’armée, il s’en alla mettre au pas les turbulents nobles de la Romagne, voisine des États pontificaux, qui avaient omis de payer tribut au pape. Ces campagnes couronnées de succès furent célébrées en 1500 par une succession de fêtes qui dégénérèrent en des débauches qui dépassaient tout ce que Rome avait déjà vécu.
De son côté, Alexandre VI avait créé neuf nouveaux cardinaux, chacun s’étant acquitté d’une fortune pour ce privilège. L’argent rentrait à flots. Avec ce pactole, César procéda à l’engagement de plusieurs chefs de guerre, les condottieri, et il entra en campagne. Pesaro, Rimini, Faënza, Piombino, etc., tombèrent dans l’escarcelle pontificale. En 1502, on retrouve César combattant aux côtés des Français dans le royaume de Naples.
En 1503, au faîte de leur puissance, César et son père assistent, le 18 août, à un banquet chez le cardinal Adriano Castelli, fraîchement nommé. Peut-être les énormes pots-de-vin payés pour son investiture ont-ils mis à mal des finances du prélat. Toujours est-il que tout le monde tombe malade d’intoxication alimentaire. Alexandre VI, vieux et usé par une vie de débauches, ne survivra pas.
César sera suffisamment intoxiqué pour se voir empêché de faire élire le nouveau pape. C’est Pie III qui s’installe sur le trône de saint Pierre, et il aura le bon goût de ne pas l’occuper trop longtemps, puisqu’il meurt un mois plus tard, cédant sa place à un Giuliano della Rovere, qui piaffait d’impatience depuis de longues années.
César Borgia terminera sa vie agitée après qu’il se soit mis au service de son beau-frère Jean III de Navarre, en mourant dans une embuscade lors du siège de Viana, le 13 mars 1507. Il aura eu pour devise « Aut Cesar, aut nihil ». Son parcours, ses mœurs brutales, son absence totale de scrupules inspireront Machiavel quand il écrira Le Prince. L’auteur avait vécu dans son entourage pendant quatre mois alors qu’il faisait partie de la délégation d’une Florence inquiète pendant ses campagnes italiennes. Machiavel en fait un de ses modèles, et plusieurs anecdotes lui sont consacrées.
Cinq ans avant de mourir, Alexandre VI aura fait brûler Jérôme Savonarole (1452-1598). Chef taliban avant la lettre, ce moine se fait connaître à Florence par ses prêches antihumanistes, son désir d’une réforme religieuse profonde et la ferveur d’une foi rigide. En 1494, les Médicis sont renversés lors des campagnes françaises en Italie. Savonarole instaure alors une république théocratique, d’où il jette l’anathème sur la dépravation de l’Église, la recherche du profit, le goût immodéré de luxe et de gloire.
Le 7 février 1497, il fait élever sur la piazza della Signoria, face au palazzo Vecchio, le siège du gouvernement florentin, un bûcher qui entrera dans l’histoire comme le « bûcher des vanités ». Ses partisans rassemblent des milliers d’objets qui seront la proie des flammes : miroirs, cosmétiques, robes richement parées, bijoux, instruments de musique, livres, images licencieuses. On verra le génial Botticelli obligé de porter lui-même au bûcher les nus d’inspiration mythologique qu’il a peints. Lassée de ces excès, la population de Florence se révolte. Savonarole aura eu le tort de focaliser ses prêches sur le pape qui, excédé, l’excommunie avant de le confier aux bons soins de l’Inquisition. Cinquante jours de tortures plus tard, il aura avoué suffisamment de crimes pour être pendu, puis brûlé en 1498, à l’emplacement précis de son bûcher des vanités.
Alexandre VI fut le pape de tous les excès et de tous les vices. On n’avait jamais vu à la tête de l’Église, et on ne vit jamais plus, un homme qui concentrait une telle quantité de défauts, et le fait qu’il fut un protecteur avisé des arts ne peut excuser son comportement.
Il avait été ramené malade du banquet du cardinal Castelli. Les médecins appelés à son chevet firent le reste à grands coups de saignées. Il rendit son âme à Dieu ou au Diable au bout d’une semaine, le 18 août.
La tribu Borgia tint la chose secrète pendant plusieurs jours. Ses membres réalisaient, avec raison, qu’avec la disparition du capo famiglia, leur sécurité s’évanouissait en même temps. Chacun eut alors à cœur d’amasser autant d’or, bijoux et œuvres d’art qu’il était possible, et de cacher le butin au château Saint-Ange.
Ce n’est qu’alors que sa mort fut annoncée. Mais le délai et les chaleurs du mois d’août avaient fait leur macabre besogne, si bien que la dépouille mortelle du pape était devenue une chose monstrueuse. Même quand le corps, grossièrement enrobé de toile, fut à grand-peine installé dans un cercueil, personne ne voulut s’en approcher, et encore moins le toucher. Car une rumeur s’était répandue dans Rome, selon laquelle Alexandre VI aurait conclu un pacte avec le diable, que l’on aurait vu au moment de sa mort venir chercher son dû. C’est probablement pour cette raison que certains prêtres de l’église Saint-Pierre refusèrent de procéder aux funérailles. D’autres le firent probablement par dégoût devant l’état du corps. Enfin, certains ne parvenaient pas à oublier combien la réputation des Borgia avait nui à l’institution religieuse. Il fallut les menacer des pires punitions pour qu’ils se décident à procéder aux funérailles.
Cette réputation sulfureuse écarta de la messe de Requiem la plupart des monsignores du Vatican, à l’exception de quatre d’entre eux pour qui la reconnaissance n’était pas un vain mot. Plus tard, Pie III, son successeur, interdit une messe pour le repos de l’âme d’Alexandre, en déclarant qu’« il est blasphématoire de prier pour un damné ». Il fut finalement enterré dans l’église espagnole de Rome, Santa Maria di Montserrat.
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