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« Monsieur le Président, s’exclame un conseiller de la Maison Blanche, les Russes sont en train de peindre la Lune en rouge ! » Ce à quoi le dirigeant américain répond calmement : « Embarquez alors de la peinture blanche dans une fusée et allez écrire “Coca-Cola” dessus… »
Cette blague racontée à l’époque de la guerre froide ironise sur ce que les responsables politiques des deux camps n’étaient que peu disposés à admettre : que la « course à l’espace » était un prétexte pour se vanter et soigner son image. Vu que le monde avait les yeux rivés sur elles, aucune des deux superpuissances ne se sentait à l’aise par rapport à l’idée d’accuser un retard sur son rival – que ce fût dans le domaine de la science, de la technologie, de l’entreprise ou de la vision de la société.
Malheureusement pour les États-Unis, ce scénario semblait se dessiner de plus en plus lorsque, le 4 octobre 1957, les Soviétiques lancèrent avec succès Spoutnik 1, leur tout premier satellite artificiel, et que, moins d’un mois plus tard, ce fut au tour de Spoutnik 2. Néanmoins, l’humiliation ne marqua véritablement les esprits qu’au moment où, après des semaines de publicité, le satellite Vanguard TV3 explosa au cours de son lancement au cap Canaveral le 6 décembre 1957.
Attendu comme la réponse américaine à Spoutnik, Vanguard s’arracha à grand peine du sol.
Les dirigeants de Washington craignaient que le reste du monde eût l’impression que le communisme l’avait emporté sur le capitalisme, et qu’il était peut-être même en train de l’« enterrer », pour reprendre la formule de Nikita Khrouchtchev. D’où la nécessité de convaincre par ce qui devait être à la fois un coup de force, une avancée technologique et une résolution morale : le projet A119. Bien sûr, les États-Unis n’envisageaient pas vraiment d’écrire « Coca-Cola » sur la Lune, mais ils s’apprêtaient à réussir ce qui venait juste après dans le classement des paris les plus fous.
En fait, leur opération consistait presque littéralement en un « moonshot », puisqu’ils entendaient faire exploser un engin nucléaire sur la Lune dans le but d’impressionner le monde entier.
Une fusée (ou un missile car, après tout, il s’agissait en gros du même engin) aurait été lancée vers l’astre de manière à le frapper sur sa partie ombragée, au niveau de la séparation jour-nuit, et à former un nuage de poussière que le soleil aurait éclairé d’une façon hallucinante. De plus, en raison de la faible gravité de la Lune et de l’absence d’atmosphère, le champignon atomique qui s’en serait suivi n’aurait pas eu la forme classique que nous nous représentons aujourd’hui.
Sous la direction de l’éminent physicien Leonard Reiffel, une équipe de chercheurs s’attelèrent à étudier les possibilités d’un tel « coup de pub ». Cette formule est on ne peut mieux choisie. D’ailleurs, Reiffel savait lui-même pertinemment ce que visaient tous leurs efforts : « L’objectif principal était d’impressionner le monde par la prouesse des États-Unis. C’était sans conteste un outil de relations publiques ».
Le physicien Leonard Reiffel menait l’équipe qui travaillait sur le projet A119.
Même si le matériel de recherche produit par le projet A119 fut en grande partie détruit par la suite, un document rédigé par Reiffel en personne et intitulé « Study of Lunar Research Flights » (étude sur les vols de recherche lunaires) a survécu. Cet ouvrage dense abonde non seulement de faits et de chiffres. Cependant, les questions principales se révèlent indubitablement moins complexes : les Américains avaient-ils la noble intention d’enrichir leur savoir et leur compréhension scientifique pour leur propre bien ? Peut-être pas.
Par contre, ce qui est plus choquant, c’est l’aveu tout à fait hypocrite selon lequel il existait ce que Reiffel appela plus tard l’agenda de « la surenchère ». « Bien sûr, la nation qui serait la première à réaliser pareille prouesse profiterait d’effets positifs spécifiques tels qu’une démonstration de ses avancées technologiques ». Cela dit, il admet également la possibilité d’effets négatifs : « Il est aussi certain que, sauf si le climat de l’opinion mondiale était bien préparé à l’avance, de nombreuses réactions négatives pourraient survenir » .
En effet, malgré le cynisme dont faisaient preuve les ennemis de l’Union soviétique, celle-ci pouvait prétendre que le programme Spoutnik reposait sur des bases scientifiques sérieuses et avait pour but ultime le progrès de l’humanité. On voit mal comment les Américains auraient pu en dire autant du projet A119. Au mieux, cette explosion nucléaire aurait été considérée comme un prétentieux feu d’artifice tiré dans l’espace ; au pire, comme une menace brandie par une nation vantarde, agressive et brutale.
Interrogé en 2000, lorsque toute cette étonnante histoire fut pour la première fois révélée au public, Reiffel s’avoua lui-même scandalisé. « Je suis horrifié à l’idée qu’un tel moyen de manipuler l’opinion publique fut un jour envisagé. » À ce moment, alors que les gens avaient davantage pris conscience des dommages environnementaux causés par l’activité humaine sur Terre, ces révélations mirent fortement en évidence le vandalisme auquel certains avaient songé en 1958.
Les Russes pouvaient se permettre de plaisanter à propos de Spoutnik. De leur côté, les Américains prenaient l’affaire au sérieux.
Alors pourquoi Reiffel a-t-il coopéré, si telle était son opinion ? Avec le recul, il est aisé de le condamner. Et pourtant, les scientifiques de son époque hésiteraient sûrement à lui jeter la pierre. On ne se rend plus compte à quel point la guerre froide planait sur chaque aspect de la vie publique, institutionnelle et même scientifique tout au long des années cinquante et soixante. Comme le dirait Fidel Castro aux Cubains en 1961, « Dans la révolution, tout ; contre la révolution, rien ». C’était le genre de raisonnement qui prédominait dans chacun des deux camps. Il s’étendait à tous les domaines de la vie intellectuelle, jusqu’aux activités artistiques et à la recherche scientifique, domaines apparemment désintéressés. Tout n’était pas que tanks, sous-marins et soldats : la guerre froide confrontait aussi dramaturges et poètes, impressionnistes et compagnies de ballet. Quant aux chercheurs, au vu de l’intensité de la lutte entre les superpuissances dans la course à l’armement et à l’espace, ils auraient difficilement pu éviter de se trouver projetés en première ligne.
La science ne décrocha que la deuxième place dans la promotion du prestige américain, mais on ne pouvait s’en dispenser pour autant.
Le projet A119 comporterait le placement de « trois instruments identiques en des endroits arbitraires sur la face visible de la Lune avant toute éventuelle explosion nucléaire. Ces instruments devront être équipés d’un large éventail de dispositifs de mesures ».
Ils permettraient également, soulignait Reiffel – plutôt enclin à prétendre qu’il participait à une sorte d’aventure scientifique – « de rassembler de nombreuses informations de grande valeur à propos de la Lune ». Et, pour être honnête, il s’agissait effectivement de l’occasion rêvée de réaliser un réel travail d’enquête sur la nature et les origines de la Lune.
Reiffel établit une distance fastidieuse entre l’intégrité professionnelle et la manipulation opportuniste qu’il écrit à ce stade. Puis, le scientifique reprend le dessus : « D’un autre côté, si l’on souhaitait avancer à un rythme moins soutenu, des sismographes pourraient être placés sur la Lune afin de déterminer la nature d’éventuelles interférences avant de choisir un engin explosif. Une telle procédure serait la plus adaptée d’un point de vue purement scientifique. »
Reiffel attire l’attention sur certains « obstacles » au projet : principalement « les perturbations environnementales, la contamination biologique et la contamination radiologique ». Des questions de ce genre sont envisagées, en étudiant la possibilité que la surface ou l’atmosphère lunaire soient habitées (ou l’aient été à une certaine époque) par des formes rudimentaires de vie. Vient ensuite un long et pénible examen des risques que présenteraient les bactéries et les spores terrestres pour l’environnement lunaire ou pour son évolution ultérieure. Cependant, il est difficile d’imaginer que les hauts gradés prêteraient une quelconque attention à ces inquiétudes.
En dernière analyse, ce projet était-il réalisable d’un point de vue technique ? Par la suite, Reiffel devait souligner qu’il l’était, et que les ICBM déjà en service à l’époque devaient le permettre. Ces missiles atteignaient en général une altitude de 1 125 kilomètres à l’apogée de leur trajectoire intercontinentale. Tout ce qu’il faudrait faire, c’est les pointer vers la Lune et non vers la Russie.
Cela étant, il est probable que des considérations politiques contribuèrent à la mise au ban du projet et qu’il ait été décrété que la « réaction négative » à une explosion sur la Lune l’emporterait sur les « effets positifs ».
Méliès n'aurait pas pu imaginer être aussi proche de la vérité.
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