Les « Gueules Cassées »[footnote]Extrait du livre : « Le colonel Picot et les « Gueules Cassées », Noëlle Roubaud et l’abbé Raymond-Noël Bréhamet, aumônier des « Gueules Cassées ».[/footnote]
…C’est ici que se place un fait, qui va conférer un nom immortel aux héros « baveux ». Une fête patriotique était donnée à la Sorbonne. Le colonel Picot, la tête encore emmaillotée, désirait s’y rendre. Du Val-de-Grâce au boulevard Saint-Michel, il n’y avait qu’un pas et Picot, tout joyeux de cette cérémonie, se présenta au guichet. Là, un garde l’arrêta :
– Avez-vous, monsieur, une invitation ?
– Non, mais je suis mutilé de guerre, colonel en service, et actuellement au Val-de-Grâce.
– Impossible, monsieur, de vous laisser passer si vous n’avez pas une convocation.
– Mais, enfin… tout de même !
– Je vous demande pardon, monsieur.
À ce moment, Picot fut légèrement bousculé par un homme qui, sortant rapidement une vague carte de sa poche, dit entre ses dents : « Député ! » et passa, salué respectueusement par le garde. Picot n’insiste pas, serre les poings, va sur la place de la Sorbonne, en fait le tour deux ou trois fois et s’aperçoit brusquement du départ du garde. Aussitôt, il bondit, passe le tourniquet, sort une vague carte de sa poche, comme le député, et comme lui grommelle : « gueule cassée ». On s’efface, et Picot entre fièrement dans la place. C’est ce nom qui désignera désormais les blessés de la face…
Pourquoi l’histoire des « Gueules Cassées » ne commence-t-elle réellement qu’avec la « Grande Guerre » ?[footnote]Paru dans L’Illustration.[/footnote]
Pour deux raisons essentielles. Par rapport aux guerres du siècle précédent, le nombre de blessés et la nature des blessures ont radicalement changé. Il faut rappeler le nombre incroyable et jamais vu jusqu’alors des pertes de cette guerre. 1 400 000 morts français, 2 040 000 morts allemands, 850 000 morts anglais, 114 000 morts américains, 1 700 000 morts de l’empire russe et 1 500 000 morts autrichiens hongrois.
En Europe, au lendemain de la guerre, on compte environ 6,5 millions d’invalides, dont près de 300 000 mutilés à 100 % : aveugles, amputés d’une ou des deux jambes, des bras, et blessés de la face et/ou du crâne. L’emploi massif des tirs d’artillerie, les bombes, les grenades, le phénomène des tranchées où la tête se trouve souvent la partie du corps la plus exposée ont multiplié le nombre des blessés de la face et la gravité des blessures.
Les progrès de l’asepsie et les balbutiements de la chirurgie réparatrice permettent de maintenir en vie des blessés qui n’avaient aucune chance de survivre lors des conflits du 19e siècle. Quelle vie après la survie ?
Ces broyés de la guerre gardent la vie, mais c’est pour vivre un nouveau cauchemar. Les regards, y compris parfois, ceux de leur famille, se détournent sur le passage de ces hommes jeunes, atrocement défigurés. Ils ont honte de se montrer, ils ne savent où aller. Ils sont sans travail et rien n’a été prévu pour eux. Ni foyer entre deux opérations, la reconstruction du visage pouvant nécessiter plusieurs années, ni pension, car à cette époque la blessure au visage n’est pas considérée comme une infirmité et n’entraîne donc aucun droit à une pension d’invalidité.