Hildegarde de Bingen, femme à la très forte personnalité, est une abbesse d’une grande culture. Bien que menant une vie conventuelle, Hildegarde n’est en rien coupée du monde, de son actualité et de la politique, dont elle est, au cours de certaines parties de son existence, partie prenante.
Elle naît un an avant la prise de Jérusalem par Godefroid de Bouillon, au cours de sa maturité elle voit l’effervescence des prédications de Bernard de Clairvaux, le vrai fondateur de Cîteaux puisqu’il en écrivit la règle. Son appel à une croisade permanente dont l’épisode le plus célèbre est son fameux prêche de 1146 à Vézelay.
L’année de sa mort se tient le 3e Concile du Latran sous Alexandre III :
Annulation des nominations des antipapes Victor IV, Calixte III et Innocent III
Condamnation des Cathares
Imposition de la rouelle jaune aux Juifs
Montée en puissance de Saladin qui reprendra Jérusalem en 1187
Elle est née dans une famille de barons à Bermesheim en Hesse rhénane. Dès ses huit ans, ses parents la confient à un monastère féminin qui suit la règle bénédictine et dépend de Disibodenberg.
Elle doit sa première éducation à la maîtresse de cette fondation : Jutta de Sponheim.
Jutta est à peine plus âgée qu’Hildegarde. Elle a choisi de s’enfermer dans une cellule proche du couvent de Disibodenberg. Elle ne communique que par une petite fenêtre par laquelle elle reçoit ses repas et communique avec les filles qu’elle éduque par son exemple de pitié.
Hildegarde a commencé à avoir des visions dès ses trois ans prétend-elle plus tard comme elle affirmera que Jutta la persuadera de les révéler.
Jutta est maîtresse de cette petite communauté de femmes.
Quand Jutta meurt en 1136, Hildegarde devient la maîtresse.
Le fameux ermitage de Disibodenberg dépendant d’un couvent de moines bénédictins. En 1148, Hildegarde approche de la quarantaine et elle décide voler de ses propres ailes.
Elle s’installe près de Bingen, à Rupertsberg. Son initiative n’est pas au goût de tout le monde. Tenace Hildegarde parvient à ne dépendre que de l’archevêque de Mayence. En 1152, Frédéric Barberousse est élu empereur germanique et Hildegarde le gagne à sa cause.
Infatigable, Hildegarde décide de faire un pas de plus. En 1165, elle fonde un nouveau couvent à Ebingen dont elle devient naturellement abbesse et où elle impose ses idées.
Mais reste à faire connaître ses fameuses visions mystiques et ses contacts avec le Saint Esprit qui les lui inspirent.
Bernard de Clairvaux est un soutien efficace et dès 1147 le pape Eugène III au Concile de Trêves approuve qu’Hildegarde fasse découvrir tous les aspects de son mysticisme.
Hildegarde, abbesse, est dès lors aussi une auteure mystique.
À ses heures, elle exorcise des pèlerins parfois venus de très loin car la réputation d’Hildegarde s’étend à l’Europe catholique.
Mais elle entend aussi jouer un rôle dans le monde politique et la moralité du clergé.
Elle écrit aux évêques, abbés, papes et même empereurs sur la manière doit vivre le clergé !
Elle avertit avec insistance les archevêques de Mayence, de Trêves et Cologne. Pour la mystique, le catharisme est dangereux et elle invite les autorités à sévir.
En fait il s’agit plutôt du dualisme. Très tôt, il est fort présent dans le Nord de la France et aussi en Allemagne, au point que certains auteurs avancent qu’il est antérieur au catharisme proprement dit des Méridionaux.
Contrairement à celle qui l’a formée, Jutta, Hildegarde bouge beaucoup et comme un Bernard de Clairvaux elle entreprend des tournées impressionnantes de prédication pour imposer ses idées. D’une certaine manière, le Saint-Esprit parle par sa bouche !
Bien qu’il soit à un moment son protecteur, Hildegarde se mêlant de la querelle des Investitures s’oppose à Barberousse qui fait nommer des antipapes.
Peu avant de mourir, elle à maille à partir avec l’Eglise également pour avoir autorisé l’inhumation en terre chrétienne d’une personne excommuniée mais réconciliée. Elle meurt en 1179 au sommet de sa célébrité.
En fait, Hildegarde est une grande malade, hypocondriaque qui somatise ses angoisses et les attribue au poids de ses rapports avec le Saint Esprit. Elle n’est pas vraiment moderne dans la mesure où elle garde un esprit féodal : l’ordre doit régner dans la vie conventuelle comme dans le cosmos et la hiérarchie sociale lui tient à cœur. Son élitisme n’est pas essentiellement spirituel.
Tengswidis, chanoinesse à Cologne, lui fait le reproche de n’accepter que des filles nobles et de ne prodiguer pas ses enseignements aux plus modestes. Hildegarde lui répond que la hiérarchie sociale existe par la volonté de Dieu !
Elle lui écrit aussi que l’on ne met pas les bœufs, les moutons, les ânes et les boucs dans une même étable. Si on mélange filles riches et pauvres, Hildegarde conclut qu’il y a là source de troubles sociaux et moraux. Les nobles risquent de devenir orgueilleuses et les roturières revanchardes. Selon Hildegarde, il faut pratiquer l’humilité devant Dieu mais dans la même couche sociale.
Le latin d’Hildegarde est loin d’être classique. Bien que cultivée, Hildegarde n’est pas lettrée. Elle exprime ses visions par des couleurs, des flammes ou des nuages dans l’air pur
Elle se dit homme simple ou pauvre femme. Ces formules faussement modestes lui permettent de feindre l’humilité et de prêcher ce qui n’est habituel, ni décent pour une femme du Nord. Or Hildegarde agit exactement comme les Parfaites cathares dont elle dit tant de mal !
Elle a donc des secrétaires qui rédigent en termes compréhensibles ses sensations.
Elle travaille d’abord avec un moine de Disibodenberg, Volmar.
Lorsqu’il décède en 1173, Guibert de Gembloux reprend la tâche, il vient ensuite séjourner à Rupersberg et il restera après le décès d’Hildegarde.
Mais ses visions ont un caractère très physique.
Sa pensée sur les femmes est complexe : l’homme dépend de Dieu et la femme de l’homme. En cela elle suit la pensée des théologiens de son temps mais elle trouve aussi qu’il y a égalité dans l’âme.
En outre c’est sans doute la première gynécologue de son temps qui décrit les relations charnelles de manière crûment réaliste.
Cependant, il ne faut pas présumer de sa modernité : l’accouplement doit être envisagé dans l’optique de la procréation et non du seul plaisir.
Outre ses écrits mystiques, Hildegarde a également rédigé des traités de botanique, de zoologie, de médecine. Elle est bonne scientifique car excellente observatrice.
Musicienne et poète, elle est l’auteure de septante-sept chants. Fait rare pour son temps, Hildegarde a livré de nombreuses pages sur la sexualité féminine. Bien plus que les médecins de son époque, elle a une bonne connaissance de l’anatomie féminine. Il n’était pas rare qu’elle soit consultée, même par des femmes de la haute noblesse, en matière d’accouchements, de traitements de règles trop abondantes et d’autres problèmes relevant aujourd’hui de la gynécologie. L’originalité d’Hildegarde réside dans l’importance qu’elle accorde à la nécessité du plaisir des femmes dans l’acte sexuel. Pour la religieuse cette jouissance ne peut qu’être favorable à la conception des enfants même à un âge où l’horloge biologique est déjà bien avancée.
Le singulier lien établi dans le livre Cause et cure entre maturité et maternité traduirait donc à son tour la fascination de Hildegarde pour cette dernière. Celle qui avait renoncé à être mère par la chair vécut d’ailleurs intensément la maternité spirituelle et ses douleurs, avec ses filles en Dieu, estime Laurence Moulier qui a consacré plusieurs études à Hildegarde.
Plusieurs textes mystiques d’Hildegarde sont empreints d’érotisme :
Oh toi la plus belle et la plus suave, combien Dieu s’est plu en toi. Lorsqu’il a placé en toi l’étreinte de sa chaleur.
Voilà une manière bien physique d’exprimer l’œuvre du Saint-Esprit au moment de la conception virginale de Marie !
Dans son œuvre Vita, celle qui se sent prophétesse affirme : Un peu plus tard je vis une vision merveilleuse et mystique : tous mes organes intérieurs furent bouleversés et les sensations de mon corps s’éteignirent. Dans cette même œuvre, Hildegarde fait l’aveu de porter un fort amour à une noble nonne qui vivait à ses côtés. On sait que l’objet de cette affection vive et avouée se nomme Richardis von Stade.
Richardis, de plus de vingt ans la cadette d’Hildegarde, avait vécu d’autant plus proche de sa supérieure qu’elle l’aidait dans la rédaction de ses écrits. L’étroite communion entre les deux femmes se brise quand Richardis entend quitter son éducatrice afin de devenir abbesse de son propre monastère. Son frère Hartwig, personnage politique puissant et archevêque de Brême, la soutient dans la réalisation de ce projet à Bassum.
En 2006, Joseph Baird publiait une édition commentée de la correspondance de la mystique visionnaire avec Hartwig. Un important chapitre reprend le courrier qu’Hildegarde a adressé à des prélats et aussi à des membres de la famille de Richardis.
Cependant entre les lignes il apparaît clairement qu’Hildegarde veut faire passer pour l’expression d’un amour filial la réelle passion qui la liait à sa cadette et qu’elle tentera par tous les moyens de la faire revenir auprès d’elle.
Ces lettres à Hartwig pour le supplier de convaincre sa sœur Richardis sont poignantes malgré une tournure religieuse. Parfois une rancœur très humaine submerge Hildegarde au point de lui faire écrire que Richardis n’a pas voulu fonder une maison religieuse pour la gloire de Dieu, mais pour satisfaire son propre orgueil.
Car outre le fait que Richardis a pris son envol, elle se retrouve désormais à la tête d’une communauté dont le rang est supérieur à celle de son ancienne maîtresse. Hildegarde ira même jusqu’à adresser une missive au pape pour récupérer Richardis, qui n’entend pas revenir auprès d’Hildegarde même si cette dernière lui affirme que cette demande émane de la volonté de Dieu.
Rien n’y fait. Hartwig, sans doute excédé de voir sa sœur Richardis ainsi sans cesse relancée, finira par écrire à l’archevêque de Mayence afin qu’il fasse entendre raison à Hildegarde qui dépend de son autorité. Malgré une feinte résignation, après toutes ses démarches inutiles, Hildegarde semble n’avoir jamais abandonné l’idée de retrouver Richardis. Celle-ci meurt très peu de temps après leur séparation.
Hartwig, dans une lettre poignante annonce alors le décès de sa sœur à Hildegarde. Sans doute mu par la pitié qu’il éprouve pour l’abbesse vieillissante et délaissée, il affirme que si la mort n’avait pas ravi Richardis, celle-ci serait revenue la voir dès qu’elle en aurait eu l’opportunité.
Longtemps on a préféré voir dans la peine d’Hildegarde celle d’une mère plutôt que celle d’une amante blessée par l’abandon de Richardis à qui elle vouait une réelle passion. Que cet amour soit platonique ou charnel restera sans doute le secret des deux femmes.
Au cours de l’Histoire, plusieurs papes tentèrent, en vain, de faire béatifier ou sanctifier Hildegarde de Bingen. Cependant en 2012, Benoît XVI fera d’Hildegarde un Docteur de l’Église, la quatrième à obtenir cet honneur après Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila et Thérèse de Lisieux. Car même si Hildegarde parle du plaisir féminin elle ne l’envisage, selon ses laudateurs catholiques, que dans le cadre hétérosexuel du mariage en vue de la procréation. Elle passe même comme une bonne homophobe fustigeant vertement les gens qui s’adonnent au plaisir de la chair sans but de procréation.
Auteur : Louise-Marie Libert
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