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Histoire d’un faux : le journal intime de Hitler

Le 22 avril 1983, le Stern convoque ses confrères et concurrents à une conférence de presse en annonçant qu’elle s’apprête à révéler rien de moins que le plus grand évènement historique de ces dernières décennies. Le Stern est un important magazine d’information qui vit le jour dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre et qui a pour réputation de préférer le scoop aux articles de fond. Et si le magazine se permet ainsi de convoquer à Hambourg la presse mondiale, c’est qu’il est sur le point de publier en exclusivité un document que plus personne n’osait espérer voir apparaître un jour, un document qui va remettre en question toutes nos connaissances sur une des périodes les plus importantes de l’Histoire contemporaine mondiale, la guerre 40-45.

Les premières à avoir reçu l’invitation pour la conférence de presse sont les journalistes du Der Spiegel, cet insupportable concurrent leader du marché. Ce scoop, c’est certain, va leur faire mal et rien que ça c’est déjà une grande victoire pour le Stern. À l’heure convenue, la salle qui accueille la conférence de presse est pleine à craquer. Face à tout ce monde, Gerd Heidemann, journaliste du magazine depuis 1955, se lève et brandit une sorte de cahier noir sur la couverture duquel sont apposées deux lettres dorées que les yeux les mieux habitués à déchiffrer l’écriture gothique finissent par identifier comme étant un F et un H. Le carnet semble aussi avoir été scellé par une sorte de cachet de cire rouge.

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Fier de son effet, il prend la parole. Voici, dit-il en brandissant de plus belle le carnet noir devant les objectifs de toutes sortes, un des soixante-deux volumes qui composent le journal intime d’Adolf Hitler. Ces carnets, poursuit-il, contiennent les écrits personnels de Hitler de 1932 à 1945, qu’on croyait partis en fumée dans un accident d’avion près de Dresde en 1945 et que, suite à un long travail d’investigation, j’ai pu retrouver.

Si Heidemann a toutes les raisons d’être fier de lui, face aux caméras du monde entier, il s’agit aussi pour lui de prendre sa revanche sur l’histoire et de redorer sa réputation. Car l’homme est surtout connu pour avoir racheté le yacht Carin II qui fut la propriété d’Hermann Göring, pour avoir entretenu une relation amoureuse avec Edda, la fille du commandant en chef de la Luftwaffe, et surtout pour avoir organisé sur son yacht des réceptions auxquelles étaient invités Karl Wolff, qui fut général des Waffen-SS, et Wilhelm Mohnke, qui fut SS-Brigadeführer. Sa réputation n’est pas des meilleures non plus au sein de la rédaction du magazine ; en effet, quelques années plus tôt, Heidemann avait réussi à convaincre Stern de financer ses très coûteuses recherches visant à retrouver Martin Bormann, haut dignitaire du parti nazi et secrétaire particulier de Hitler. Mais ces recherches ne débouchèrent sur rien de vraiment concluant. Mais pour l’heure, Hiedemann a toutes les bonnes raisons de profiter de son quart d’heure de gloire, car elle ne va pas durer très longtemps.

C’est un peu par hasard que le journaliste apprend l’existence des carnets intimes d’Adolf Hitler. Hiedemann est un passionné de la Seconde Guerre mondiale et un grand collectionneur d’objets et écrits nazis. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il se porte acquéreur de Carin II, mais le yacht s’avère rapidement être un gouffre financier et il se met en quête d’un repreneur. Il entre pour cela en contact avec d’autres collectionneurs comme lui. En janvier 1980, il se rend auprès de Fritz Steifel qui partage sa passion pour les objets nazis, avec l’espoir de lui vendre le bateau. Steifel n’est pas du tout intéressé, mais comme ça se fait entre grands collectionneurs, Fritz profite de la présence de Hiedemann pour lui montrer ses acquisitions les plus récentes et quelques-uns des trésors qu’il garde généralement à l’abri des regards autres que le sien. Parmi ceux-ci, Steifel montre un carnet noir comme étant un volume du journal de Hitler couvrant la période de janvier à juin 1935.

L’objet ne peut qu’éveiller la curiosité du collectionneur. Si le fait que Hitler ait tenu un journal intime ne lui semble pas saugrenu, le fait que lui, durant toutes ses années de recherches en quête d’objets ayant appartenu au Führer, n’en ait jamais entendu parler l’étonne. Steifel lui explique que son ignorance est tout à fait normale. Si ces carnets ne sont pas connus, c’est qu’ils ont été sauvés in extremis de l’épave d’un avion de la Luftwaffe qui s’était écrasé à la fin de la guerre en Allemagne de l’Est, près de Dresde.

Heidemann, qui, de par sa passion, connaissait l’histoire nazie dans ses moindres détails, se rappela de l’Opération Seraglio. En pleine débâcle, les nazis tentent d’organiser une opération devant permettre l’évacuation de certains officiers du bunker ainsi que de placer en lieux sûrs des documents et effets personnels de Hitler. Un Junkers 352 est affrété pour l’occasion avec pour cargaison un ensemble de malles contenant des archives du parti nazi et de son leader. Il se souvient aussi que cet avion n’atteignit jamais sa destination vu qu’il s’écrasa, au grand désespoir du dictateur, en pleine forêt, près du village de Boernersdorf proche de la frontière tchécoslovaque. Steifel continua son histoire, expliquant que les carnets avaient fini par se retrouver entre les mains d’un habitant de Stuttgart, un certain Konrad Fischer, qui en était le vrai propriétaire. Celui-ci, souhaitant faire passer les précieux documents en Allemagne de l’Ouest, avait fait appel à lui. Ce carnet était le premier qu’il avait réussi à faire passer d’une Allemagne vers l’autre, mais il en restait encore une vingtaine d’autres en attente.

Écoutant avidement toute l’histoire, le collectionneur céda la place au journaliste, et il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour comprendre qu’il tenait là le plus beau et le plus gros scoop depuis la fin de la guerre. De retour au Stern, Heidemann  s’empresse de révéler l’incroyable découverte qu’il vient de faire. Mais échaudé par l’affaire Martin Bormann, personne ne donne le moindre crédit à son récit. Personne sauf Thomas Walde, le chef du département qui a en charge les enquêtes historiques au Stern. Lui aussi connaît l’Opération Seraglio et cela suffit à le convaincre. Mais même avec Walde de son côté, le comité éditorial ne changea pas d’avis. Convaincu que tout peut s’acheter à condition d’y mettre le juste prix, Walde charge Heidemann de retrouver le propriétaire du trésor et de définir le prix qui sera le sien.

Utilisant ses connexions dans le monde des collectionneurs d’objets de la période nazie, il finit par localiser le fameux Fischer. Les négociations peuvent commencer et elles sont concluantes. Heidemann annonce à Walde que l’homme demande 2,5 millions de marks pour l’ensemble de l’œuvre auquel il ajoute un manuscrit original de Mein Kampf. Il y a toutefois une condition à respecter : garder la transaction dans le plus grand secret jusqu’à ce que le dernier volume des carnets intimes soit en la possession du magazine. Personne ne doit être au courant : experts, historiens, journalistes, avocats… Personne. Et la raison en est bien simple : pour faire passer la frontière aux carnets, Fischer a dû faire appel aux services de son frère qui est général des douanes et qui ne souhaite pas se faire griller par des déclarations prématurées auprès de qui que ce soit.

Fort de cette offre et de sa position au sein du magazine, Walde représente l’affaire du journal intime de Hitler au comité éditorial, mais celui-ci ne prête pas plus d’attention à Walde qu’il ne l’avait fait la première fois avec Heidemann. Convaincu que, de par leur incompétence, ces tristes sires vont faire passer le Stern à côté du scoop de son histoire, le duo Walde-Heidemann décide de passer par-dessus l’avis du comité et décide d’aller s’adresser directement aux vrais patrons, les propriétaires du magazine. Intriguée par l’audace des deux hommes, la haute direction les écoute avec attention et ces financiers, qui savent que le seul nom de Hitler en première page fait augmenter les ventes, comprennent vite que la seule vente des droits de reproduction et de diffusion d’un document s’appelant « journal intime d’Adolf Hitler » à d’autres médias à travers le monde, est synonyme de fortune. Pas question pour ces hommes, habitués à nager parmi les requins, de confier une telle somme, ainsi, à ces deux employés. La direction de Stern veut bien acheter les carnets, mais unité après unité au fur et à mesure qu’un carnet franchit la frontière, au prix de 85 000 marks par volume.

Un compte spécial est alors ouvert par les propriétaires du Stern sur lequel Heidemann a procuration pour lui permettre de payer les carnets et ses voyages auprès de Fischer. Si, lors de la discussion avec ses patrons, Heidemann a réussi à négocier avec eux un contrat très prometteur pour son rôle dans l’affaire lui garantissant un pourcentage sur les royalties à venir, s’il a aussi réussi à obtenir sur base de ce contrat de leur part une très belle avance sur droit, il n’a à aucun moment évoqué le fait qu’il comptait prendre une légère commission sur le prix des cahiers, ne donnant à Fischer que 60 000 marks sur les 85 000 prévus. Mieux encore, après avoir déjà acheté un certain nombre de ces volumes, Heidemann annonce à ses patrons que Fischer et son frère se montrent plus gourmands et réclament maintenant 200 000 marks par volume. Ayant déjà dépensé une belle somme pour les volumes en leur possession, il est difficile pour les dirigeants du magazine de faire marche arrière.

De son côté, Fischer a fait savoir à Heidemann qu’il a réussi à mettre la main sur d’autres carnets du journal intime de Hitler, l’ensemble se composant maintenant non plus d’une vingtaine de volumes, mais de soixante-deux, et là encore pas question pour la direction d’acheter une collection incomplète. Une fois la collection entièrement en leur possession, l’ardoise était passée de 2,5 millions à 9,3 millions de marks. Même pour les patrons du Stern, cette somme n’est pas rien. Alors, pour faire face à cet investissement important, ils décident de s’adresser au Newsweek, important magazine d’information américain. Ils prennent le risque de mettre leur homologue américain dans la confidence et lui proposent d’acheter l’exclusivité du scoop et des cahiers pour les États-Unis. Et c’est au grand soulagement des Allemands que le Newsweek accepte l’offre. Celui-ci, voulant à son tour partager les frais de son investissement, fit entrer dans la danse Rupert Murdoch, propriétaire du Times et du Sunday Times.

Plus de deux ans étant passés avant que l’entière collection se retrouve enfin entre les mains des maîtres du Stern, le temps est donc venu pour la direction d’informer le comité éditorial de son acquisition et du scoop que cela va représenter. Mis devant le fait accompli et face aux millions déjà investis, il n’est plus temps pour la rédaction d’émettre le moindre commentaire ou de regarder de plus près les fameux cahiers, il faut se concentrer sur la meilleure stratégie à mettre en place pour faire de ce scoop, le scoop le plus rentable de l’histoire de la presse.

La question se posa de savoir s’il valait mieux dévoiler les volumes les uns après les autres, faisant durer ainsi le scoop le plus longtemps possible, ou s’il valait mieux dévoiler l’ensemble d’un seul coup. De réunion en réunion, après avoir opté pour une solution qui consistait à faire paraître sous forme de livre les cahiers les uns après les autres, en commençant par celui qui présentait le plus d’intérêt sur le plan historique vu que Hitler explique qu’il est au courant des projets de Hess de négocier la paix avec les Anglais, on décide finalement de présenter l’ensemble de l’œuvre. Le scoop en sera d’autant plus imposant et important et c’est ce qui compte lorsqu’il sera question de pourparlers avec les autres journaux et médias pour l’acquisition des droits.

Maintenant qu’ils savent comment il faut agir, il est grand temps de passer à l’action. En effet, le secret n’en étant plus vraiment un, l’information ayant commencé à se répandre au sein de la rédaction du Stern et du Newsweek, il faut agir au plus vite pour éviter qu’une fuite n’arrive aux oreilles d’un concurrent qui s’empressera de publier l’information avant eux. Certes, cette accélération n’arrange pas vraiment la direction, Fischer ayant expliqué à Heidemann que d’autres documents de la main de Hitler, comme un livre où le dictateur relate ses expériences avec les femmes, ou un opéra qu’il aurait écrit, ont été retrouvés. Mais le risque est trop grand d’attendre, il faut lâcher le scoop et nous revoilà au moment de la conférence de presse du 22 avril 1983.

À peine la conférence de presse terminée, que, comme prévu, d’un peu partout dans le monde, des offres arrivèrent de journaux ou magazines souhaitant acquérir l’exclusivité pour tel ou tel pays. Ne restait plus aux stratèges de Stern à faire jouer la concurrence entre médias du même pays pour faire monter les enchères. Et pour la France, ce n’est rien de moins que Paris Match qui rejoignit le Newsweek et le Sunday Times parmi les élus à remporter l’exclusivité.

Si, dès l’annonce de la découverte du journal de Hitler, des voix commencèrent à mettre en doute l’authenticité d’un tel document, ils ne firent pas le poids face à l’enthousiasme ambiant. D’ailleurs, pour faire taire ces mauvaises langues sans doute jalouses de ne pas avoir trouvé les documents à la place de Heidemann, le Stern expliqua qu’il avait chargé deux experts de comparer l’écriture des cahiers avec d’autres écrits de Hitler et que le verdict des experts était sans appel : il s’agit bien de la même personne.

D’ailleurs, le Newsweek et Ruper Murdoch, ne voulant pas acheter un chat dans un sac, firent, chacun, expertiser les cahiers. Murdoch ne fit pas dans la demi-mesure et engagea, début avril, comme expert l’historien anglais, professeur à Oxford, Hugh Trevor-Roper, LE spécialiste de Hitler et de l’Allemagne nazie. L’historien conclut en l’authenticité du journal, argumentant qu’il n’était pas concevable, selon lui, qu’on puisse fabriquer un faux aussi cohérent de soixante-deux volumes contenant des lettres, des notes, des minutes de réunions, des souvenirs et même des dessins et peintures signés Adolf Hitler.


L'historien Hugh Trevor-Roper

De son côté, le Newsweek dépêcha sur place Gerhard Weinberg, historien américain, professeur émérite à l’Université de Caroline du Nord, grand spécialiste de la seconde Guerre mondiale. S’il n’est pas aussi tranché que Trevor-Roper, l’œuvre qu’il a devant les yeux l’impressionne aussi, et estimant qu’un faussaire ne prendrait pas le risque d’apposer sur presque chaque page la signature de Hitler, il finit par émettre un avis favorable à la véracité des cahiers. Et à la suite de Trevor-Roper et Weinberg, d’autres historiens et des experts de toutes sortes (David Irving, Magnus Linklater,…), vinrent à leur tour, parfois sans avoir même vu de près les carnets, affirmer qu’il n’y avait aucun doute à avoir, les carnets ne pouvaient être qu’authentiques.

Le 25 avril 1983, décidant de ne pas prêter plus d’attention aux mauvaises langues, c’est avec une photo des carnets en couverture et pour titre « Découverte du journal intime de Hitler » que Stern ouvre la série de numéros consacrée au journal intime de Hitler. Ce numéro, qui se veut historique, comprend  pas moins de quarante-huit pages de supplément consacrées uniquement à l’évènement. Et les résultats obtenus confirment aux dirigeants du magazine qu’ils ont fait là le bon choix. Comme prévu, les ventes ont littéralement explosé : plus de deux millions d’exemplaires vendus, ce qui représente une augmentation de pas moins de 30% pour ce premier numéro. Un début fort prometteur.

Mais ils n’ont pas vraiment le temps de profiter de ce fabuleux succès. Le jour même, histoire d’exploiter le scoop à fond, ils ont organisé une nouvelle conférence de presse. Le prétexte officiel est de montrer plus amplement aux journalistes les carnets de Hitler. On profite aussi de l’occasion pour leur montrer un petit reportage qui se veut didactique pour bien expliquer toute l’histoire de ces carnets. Si le Stern se fait aussi démonstratif face à la presse, c’est aussi et surtout parce qu’une partie de celle-ci n’a pas accueilli l’annonce faite lors de la première conférence de presse avec l’enthousiasme qu’espérait le Stern. Au lieu d’encenser le travail de Heidemann et de faire l’éloge du magazine, c’est avec beaucoup de scepticisme sur l’authenticité du document que fut relatée la découverte. Il a été décidé, pour répondre aux préoccupations et aux doutes de ces journalistes de conclure la conférence de presse par une séance de questions/réponses avec l’historien Trevor-Roper. Et c’est là que les choses vont commencer à vraiment se dégrader. En effet, depuis son expertise du début du mois, Trevor-Roper a changé d’avis et n’est plus du tout certain de l’authenticité du document. Certaines informations révélées dans les carnets étant pour le moins surprenantes et assez, pour ne pas dire trop, éloignées de ce qu’on pensait savoir jusque-là pour ne pas semer le doute dans l’esprit du grand historien, et enfin, le Hitler des carnets ne correspond vraiment pas avec le Hitler historique. S’il devait refaire aujourd’hui une expertise, ses conclusions seraient tout autres. Le moment venu, les réponses qu’il donna aux journalistes n’allaient pas les rassurer, ni atténuer leurs suspicions, que du contraire. En tant qu’historien, leur expliqua-t-il, je ne peux que regretter d’avoir à constater qu’on a dans une certaine mesure sacrifié la qualité des méthodes de vérifications historiques pour privilégier un scoop journalistique.

Panique dans les rangs du Stern, la conférence de presse tourne au fiasco. Il faut réagir vite, fort et bien. Des solutions, il n’y en a pas trente-six mille. Pour faire taire définitivement ses contradicteurs et établir une bonne fois pour toutes l’authenticité des documents en sa possession, on va demander aux experts des Archives fédérales d’Allemagne de l’Ouest d’examiner trois des volumes du journal de Hitler. Le 6 mai, le Stern publie comme prévu le second numéro consacré aux carnets de Hitler, ne pas le faire revenant à accréditer les soupçons qui pèsent sur cette affaire. Le même jour, Paris Match sort à son tour un numéro avec, pour illustration de couverture, une photo des carnets, et pour titre, « Le journal d’Hitler ». Un « Exclusif pour la France et les pays de langue française » est placé bien en évidence sous le célèbre logo de la revue. Le magazine n’ignore pourtant rien des suspicions de falsifications qui pèsent de plus en plus sur le journal. Mieux, il va s’en jouer, annonçant sous forme de publicité que « l’authenticité de notre document est controversée ; achetez-le, lisez-le, faites vous-même votre opinion ! »

L’opinion des lecteurs de Paris Match va être vite faite. Toujours le 6 mai, les Archives fédérales annoncent lors d’une conférence de presse que les trois carnets reçus sont de faux de piètre qualité de la première à la dernière page. Des tests scientifiques ont été pratiqués afin de déterminer si l’encre, le papier, la colle de reliure dataient bien de la période où furent rédigés les textes. Et il ne fait aucun doute que tous ces composants ont été fabriqués après la Seconde Guerre mondiale. Le contenu a aussi été analysé et il s’avère que le texte est truffé d’erreurs historiques et qu’une grande partie de celui-ci est un plagiat maladroit de l’ouvrage de Max Domarus : Hitler: Speeches and Proclamations 1932-1945: The Chronicle of a Dictatorship (1).

Plus de doute possible, tout le monde au Stern, des grands patrons aux éditeurs, doit se rendre à l’évidence, ils ont acheté et vendu un faux. Ils ont été victimes d’une incroyable escroquerie, une arnaque dans laquelle, aveuglés par l’idée de réaliser le plus beau scoop de l’histoire, ils ont plongé sans réfléchir. Tous les regards se tournèrent évidemment vers Heidemann qui affirma qu’il n’était au courant de rien, que lui aussi était une victime dans cette affaire et qu’il fallait chercher le coupable du côté de son contact à Stuttgart, un certain Konrad Fischer. Et c’est ce que la police fit. Elle découvrit que sous le nom de Konrad Fischer se cachait en réalité Konrad Kujau, faussaire de profession.

C’est vers la fin des années soixante-dix que Kujau se rend compte qu’il y a de l’argent à se faire auprès des collectionneurs d’objets nazis, comme Steifel ou Hiedemann. Le grand avantage d’une telle clientèle est que le jour où elle se rendait compte que les objets achetés étaient des faux, ils n’osaient pas porter plainte, la possession de tels objets étant illégale en Allemagne.

Kujau, de par sa profession, avait appris à imiter à la perfection l’écriture de Hitler et possédait une impressionnante bibliothèque sur la Seconde Guerre mondiale. Alors, lorsqu’il rentra un jour chez lui avec de vieux cahiers d’école qu’il venait d’acheter afin d’y recopier l’inventaire de sa collection de faux, il eut l’idée de les utiliser pour fabriquer un faux journal intime de Hitler que Steifel s’empressa de lui acheter. Pour lui, l’affaire devait s’arrêter là, mais voilà que quelque temps plus tard, un certain Heidemann le contactait avec l’intention de lui acheter d’autres volumes de ce faux journal au prix qui lui conviendrait. Il proposa alors une somme folle, mais visiblement pas autant que ça, puisqu’on lui répondit que c’était d’accord. Sachant que le mot en or dans toute bonne arnaque est « silence », il inventa l’histoire de son frère général, lui permettant de mettre comme condition que les opérations se fassent dans le plus grand secret. Ayant besoin de temps pour fabriquer et rédiger les cahiers qu’on lui demandait, il ajouta l’histoire du transfert, unité par unité, des cahiers de l’Est vers l’Ouest.

Évidemment, après coup, il est facile de dire que tel ou tel détail aurait dû éveiller des soupçons chez Steifel ou Heidemann. Par exemple, une des erreurs commises par le faussaire fut de s’être trop appliqué à sa tâche. En effet, Hitler était connu pour ses incroyables fautes d’orthographe qui pullulaient dans tous ses écrits. Or, là, pas la moindre faute. Ou encore, une erreur plus flagrante aurait pu leur mettre la puce à l’oreille ; alors qu’il voulait mettre les initiales AH sur la couverture, il se trompa et mit FH. Mais voyant dans le F une initiale pour Führer, on ne chercha pas plus loin. Mais parfois, on ne veut pas voir.

Après plusieurs interrogatoires par la police, Konrad finit par avouer être à l’origine des faux cahiers. Mais surtout, ayant appris que Heidemann l’avait en quelque sorte doublé - en effet, si le Stern avait reconnu avoir payé plus de neuf millions pour les carnets et que lui n’en avait touché que deux, c’est que Heidemann s’était servi au passage -, il affirma donc que celui-ci était au courant de l’escroquerie depuis le début. C’est donc ensemble qu’ils comparurent devant leurs juges et qu’ils furent condamnés à des années de prison. Et les experts graphologues du Stern, me direz-vous ? Eh bien, ils ne se sont pas trompés. Les cahiers et les documents de la main de Hitler étaient, malencontreux hasard, le produit de la même personne : Konrad Kujau.

Konrad Kujau

Au total, l’affaire coûta leur place à certains membres de la rédaction du Stern. Les patrons ne se licenciant pas eux-mêmes, ils durent trouver ailleurs des boucs émissaires. L’ardoise totale s’éleva pour le magazine à près de dix-neuf millions de marks. La réputation de la revue est encore aujourd’hui entachée par l’ombre des faux journaux de Hitler et la confiance du lectorat chuta de façon vertigineuse.


[1] DOMARUS, M., & HITLER, A. (1990). Hitler: speeches and proclamations 1932-1945 : the chronicle of a dictatorship. London, Tauris.

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