Histoire d’un faux : le journal intime d’Eva Braun

Bien avant que n'éclate l’affaire de ses faux carnets intimes de Hitler, c’est sa supposée maîtresse, Eva Braun, qui va se voir attribuer un journal intime tout aussi faux.

Créer un journal de la femme de Hitler a un double avantage : d’une part on touche à l’intimité amoureuse et sexuelle de l’homme sur qui on a écrit le plus de livres au monde, et d’autre part, inconnue du grand public ou presque, il y a peu de chance qu’on puisse venir dire que ce qu’on raconte est vrai ou faux.

Lorsqu’en 1947, Louis Trenker entre dans le bureau de son notaire une enveloppe scellée à la main, il n’est plus vraiment au top de sa forme. Cet acteur, réalisateur, scénariste et producteur doit se refaire une réputation après les accusations de flagorneries envers le fascisme par opportunisme. Il a beau expliquer que si certes ses films font l’éloge de l’attachement à la partie et dénoncent la décadence des citadins, c’est la propagande nazie qui a détourné ses réalisations de leurs intentions premières. Rien n’y fait. Il faut dire qu’il s’afficha à plusieurs occasions dans l’entourage du Führer et que ça ne joue pas en sa faveur. Sa carrière est finie et son moral au plus bas. Il lui faut trouver quelque chose pour redorer son blason, et ce quelque chose, il l’a trouvé, il est contenu dans cette mystérieuse enveloppe.

Louis Trenker

Tendant l’enveloppe au notaire pour qu’il procède officiellement à son ouverture, il explique qu’ayant rencontré Eva Braun dans le chaos du bunker de la Chancellerie de la fin du Reich, elle lui confia cette enveloppe qu’elle scella elle-même.

Le moment est donc historique : le notaire et Trinker vont être les premiers à découvrir les documents qu’Eva Braun a ainsi voulu laisser à la postérité. Et quels documents ! Rien de moins que les pages de son journal intime. On décide de confier le précieux contenu de l’enveloppe au Département de Guerre américain pour avoir leur avis éclairé, et selon eux le document a toutes les apparences d’un document authentique.

C’est tout naturellement qu’en 1948, une maison d’édition suisse s’étant laissé convaincre de publier ce témoignage clé pour comprendre Hitler, apparaît dans les librairies un ouvrage au titre avenant : Hitler et les femmes. Le journal intime d'Eva Braun. Et d’autres éditeurs, d’un peu partout en Europe, vont suivre l’exemple des Suisses. Et l’ouvrage connaît un bref succès.

Il faut dire que l’ouvrage était une compilation de tous les fantasmes qu’on a pu formuler sur la vie intime du Führer et de son entourage, comme par exemple qu’Hitler avait les mains baladeuses sur les genoux de Rudolf Hess, ou encore, dans ce journal, Eva nous explique que Hitler souffre d’un petit problème technique qui handicape sa vie sexuelle. Elle a pris conscience de la chose en lisant Marie-Antoinette, de Stefan Zweig, où il est dit que Louis XVI souffrait d’une malformation des organes génitaux qui avait rendu vaines les tentatives du couple royal d’accomplir le devoir conjugal, jusqu’à ce que le roi se fasse opérer. Elle fait le constat que son amant souffre du même « mal » que Louis XVI, mais plus légèrement.

Tout semble se dérouler le mieux du monde pour Trenker, si ce n’est qu’il a commis deux erreurs qui vont lui être fatales.

D’une part, le portrait que la fausse Eva fait de Leni Riefenstahl n’est vraiment pas à l’avantage de l’actrice et réalisatrice. Elle y est décrite comme une dépravée qui participe, au Berghof, à des orgies. Sans doute n’a-t-il fait qu’amplifier les bruits qui circulent après la guerre autour de celle qui réalisa l’un des plus grands chefs-d’œuvre de propagande cinématographique. Mais si Riefenstahl fait plutôt profil bas et évite de faire parler d’elle en cette période d’après-guerre, elle n’est pas morte pour autant.

Leni Riefenstahl

D’autre part, si Eva passa sa vie cachée à l’ombre de son Führer, elle a deux sœurs qui l’ont côtoyée et ont partagé son quotidien depuis sa rencontre avec Hitler jusqu’à la fin ou presque.

Rien d’étonnant dès lors qu’ensemble, Leni Riefenstahl et la famille Braun dénoncent le journal comme étant un faux devant les tribunaux. Il ne faut pas longtemps aux sœurs d’Eva pour faire la démonstration de la falsification. Voici quelques points qu’elles soulevèrent lors de leur témoignage :

"Il est invraisemblable d’ailleurs, pour qui a connu la nature renfermée de ma sœur, qu’elle se soit mise brusquement à rédiger un « Journal » aussi plein d’impudeur, un « Journal » qui fasse injure à tout ce qu’il peut y avoir de pur dans l’amour.

Quiconque parcourt le « Journal » d’Eva ne manquera pas de noter, avec stupéfaction, que les dates des événements notés sont absolument vagues :

Munich, automne 1937 – novembre 1937 - décembre 1937 - dimanche, hiver 1937 – Obersalzberg 1938, etc.

Quelques dates seulement sont précises et, si on les examine, on s’aperçoit que le monde entier les connaissait : 1er septembre 1939 (déclaration de la guerre) - 6 juillet 1940 (retour triomphal à Berlin) - 28 septembre 1940 (garantie des frontières roumaines).

Et le plus joli : 23 juillet 1944 ! N’est-il pas grotesque que l’auteur du « Journal » ait pu se tromper au point d’imaginer que ma sœur n’ait connu qu’après trois jours l’attentat contre Hitler, alors qu’au cours de la nuit qui l’a suivi, le Führer s’est adressé par la radio au peuple allemand ?

En plus, Eva résidait à ce moment au Berghof et non pas dans une ville sillonnée de tramways comme on peut le lire dans son « Journal ».

Comment Eva, qui classait si méthodiquement ses films et ses photos, qui était une maniaque de la chronologie, aurait-elle pu commettre d’aussi monumentales erreurs de date et de lieu ? Comment admettre qu’elle se mette tout à coup à écrire Obersalz alors que devant nous, devant ses amis, devant Hitler et tout son entourage, elle n’employait jamais que le mot Berg ou Berghof ?"

Après lecture attentive du contenu du faux journal, on découvrit que Trenker avait pour partie puisé son inspiration dans un autre ouvrage : les Mémoires de la comtesse Marie-Louise von Wallersee-Larisch, nièce et confidente de l'impératrice d'Autriche Élisabeth de Wittelsbach, mieux connue sous le nom de Sissi. Elle y relate les frasques de la cour d’Autriche.

Évidemment, Trenker a pris soin d’adapter les noms et les lieux. Ainsi, Louis de Bavière devient Goebbels.

Par exemple, dans son journal, Eva parle d’une robe vert olive, robe qu’elle n’a jamais eue selon ses sœurs. On peut lire :

« La robe vert olive à parements noirs que je portais, je ne l’ai plus mise une seule fois par la suite. C’est devenu une relique nationale, tout comme ma chemise de soie, la seule que j’aie possédée à l’époque (elle était déjà fort courte et devenue trop étroite).

Je n’avais pas la moindre goutte de parfum. Heureusement pour moi, car il hait les parfums, ou, tout au moins, ne peut les supporter. Il ne cesse de se moquer des « chambres embaumées de femmes »… Je suis allée en tram au rendez-vous, mais je ne devais pas entrer par la porte principale. En bas, près de la porte dérobée, m’attendait un adjudant en grande tenue. Je l’ai suivi, pas à pas, comme dans un film, puis nous avons grimpé un escalier à pic, dans le noir… Nous avons débouché dans un couloir à ciel ouvert d’où l’on avait une jolie vue sur les environs. Nous avons franchi une fenêtre et nous nous sommes insinués dans un autre corridor, sombre celui-là… De là, dans une pièce claire : c’était son antichambre, blanc et or ; une porte à deux battants donnait dans « son » cabinet de travail… Il est apparu, m’a souri doucement, m’a pris la main et a dit : « Venez, il fait plus agréable dans ma chambre… ».

Il y régnait une atmosphère intime. Il y avait des journaux illustrés, des livres, des fleurs, une immense table de travail et un piano… »

Et dans les Mémoires de von Wallersee :

« Mary portait une lourde robe tailleur vert olive, à galons noirs… Visiblement, on nous attendait, car la petite porte de fer n’était point fermée… Nous sommes allées pas à pas et avons monté, dans le noir, un raide escalier. C’est à peine si je parvenais à avancer, tant il faisait sombre… Tout à coup, notre guide s’est arrêté et a ouvert une porte par laquelle ruisselait le jour…

Je n’ai guère eu le temps de regarder autour de moi : nous avions une vue grandiose sur tout Vienne… Il nous a conduites vers une fenêtre, que nous avons franchie pour pénétrer dans un corridor.

De nouveau, la nuit… Le corridor débouchait sur un vestibule au bout duquel j’ai remarqué une grande porte à deux battants. Loschek (le valet de pied) les a ouverts et nous sommes entrées dans une belle antichambre décorée de blanc et d’or. À l’autre bout de la pièce, une porte s’est ouverte et le Kronprinz est venu à notre rencontre. Rodolphe, qui portait une litewka, avait un visage enjoué et souriait en nous saluant : « Venez dans ma chambre, dit-il, il y fait plus agréable qu’ici ». Il nous a précédées dans une pièce claire à laquelle des illustrés épars, des livres, des fleurs et un grand piano sur lequel se trouvaient étalées quelques partitions récentes communiquaient une atmosphère intime. Une paire de lunettes reposait sur la table de travail… ».

Ou concernant une histoire de crèmes, Eva dit :

« Les crèmes qu’il m’a procurées semblent bonnes. Deux fois par semaine, la nuit, un masque de viande de veau crue et une fois la semaine, un bain d’huile d’olive chaude… Comme j’ai eu peine à m’habituer aux dessous de cuir qu’il veut que je mette… Comme il porte toujours des chemises de nuit, je m’y suis habituée aussi, selon son désir. Il les aime ornées de rubans... »

Quant à Madame von Wallersee, elle raconte à propos d’Élisabeth d’Autriche :

« Élisabeth n’avait pas, pour son visage, de soins déterminés. Souvent, elle se contentait d’une simple crème de toilette. De temps à autre, elle portait un masque de viande de veau crue…

L’impératrice prenait souvent des bains d’huile d’olive chauds…

L’impératrice aimait de petites chemises collantes. En été, elle portait des culottes de tricot de soie, en hiver, des culottes de cuir…

Ses chemises de nuit étaient très simples, mais toujours ornées de tenues au moyen de rubans de soie mauve ».

À propos d’une visite chez Julius Streicher, Eva écrit :

« Puis Garner me raconte que la principale réjouissance est d’un goût douteux. C’est, en effet, le plus grand plaisir de Streicher de laisser un bœuf souffrir de la soif pendant des jours, en pleine chaleur, puis de le laisser boire jusqu’à ce qu’il éclate. Un tel spectacle fait mourir Streicher de rire. Le soir, il y a eu évidemment une effrayante beuverie qui s’est terminée de la façon suivante : à minuit, Streicher, sous les éclats de rire de toute l’assemblée, est apparu en haut de l’escalier, vêtu en tout et pour tout de son bonnet de Gauleiter, de ses gants, de ses bottes et d’un sabre attaché à la taille... ».

Chez Madame de Wallersee évoquant les frasques des Habsbourgs :

« Un soir, l’archiduc soupait en compagnie de quelques dames chez Sacher où il avait eu la chance de trouver un cabinet particulier.

Tout à coup, il est apparu au sommet de l’escalier qui menait au restaurant, ivre mort, vêtu seulement de ses gants, de son bonnet et de son sabre… » Plus loin : « C’était un des divertissements favoris d’Otto d’assoiffer un bœuf pendant des jours et des nuits et puis de le faire boire jusqu’à ce qu’il en crève dans d’atroces souffrances… ».

Et ainsi de suite. Quant à Leni Riefenstahl, il s’avère qu’elles ne se sont jamais connues. Comme nous le confirme Braun :

"Au chapitre IX (du faux journal), il est question d’une « rivale ». Il s’agit, en l’occurrence, de Leni Riefenstahl. Leni Riefensthal et Eva ne se sont jamais connues. Eva n’en connaissait pas plus que le reste du monde au sujet de l’actrice et metteuse en scène. Comme tout un chacun, elle connaissait le succès remporté par l’admirable film sur les Jeux olympiques.

Eva assista en ma compagnie à la présentation du film. Quand la projection fut terminée, elle m’entraîna vers la sortie, à proximité de Leni Riefensthal qu’elle souhaitait contempler par une curiosité bien féminine. Elle déclara : « Comme elle est jolie... »

Ma sœur ne pouvait considérer Leni Riefensthal comme une rivale, pour la simple raison que cette dernière n’a jamais eu accès au cercle des intimes du Führer. D’après les témoignages des familiers et des domestiques, Leni Riefensthal n’a été conviée qu’une seule fois au Berghof, l’été 1944, pour y prendre le thé à l’occasion de son mariage. Elle ne passa même pas la nuit au Berghof."

La démonstration étant faite, le tribunal donna raison aux Braun et à Leni Riefensthal. Toutefois, il n'est pas rare de retrouver, encore aujourd'hui, ici ou là, des extraits de ce faux journal comme arguments pour démontrer la perversité des personnalités du troisième Reich.

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