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En 1385, alors qu’il est âgé de seize ans, le roi Charles VI de France doit, sous la pression de son régent le duc Philippe II de Bourgogne, contracter un mariage avec une princesse allemande, afin de conforter la puissance de son royaume et de profiter d’une agréable et conséquente dot.
Pour ménager la susceptibilité de la famille en cas de refus, voilà que la princesse Isabeau est invitée à venir en France assister à un pèlerinage. Mais la jeune fille, alors seulement âgée de quatorze ans, est une demoiselle rusée et comprend tout de suite le but de ce voyage. C’est pourquoi, mise en présence de Charles VI, elle se prosterne immédiatement devant lui.
Alors, séduit, ce dernier lui tend le poing, afin qu’elle puisse s’en faire un support et se relever. «Et il la regarda de manière, et en ce regard plaisance et amour lui entrèrent au cœur », nous dit le chroniqueur Froissart, un de plus importants de l’époque médiévale.
Le jeune roi veut donc s’unir sans tarder, à tel point qu’on célèbre le mariage le 17 juillet 1385 en la cathédrale d’Amiens, ville où avait eu lieu la rencontre, avant même que tailleurs, lingères et brodeuses n’aient terminé les habits de noce.
Les peintres du temps, vils flatteurs de la monarchie, nous la montrent grande et mince; mais les sujets des seigneurs et maîtres la surnomment tout de suite « Isabeau la Ragote », c’est-à-dire «la courte et grosse»: elle porte ainsi un long buste sur de petites jambes. Un troubadour peu galant, un chansonnier discourtois envers le beau sexe et peu respectueux de la majesté royale, va même jusqu’à composer une rengaine où, comparant la reine à un tonneau, il ajoute « Car elle estoit basse et brunette ».
Il faut croire cependant que cet embonpoint ne l’empêche pas d’être attirante, puisque sa vie ne sera qu’une longue série de débauches et de canailles orgies. Point dès l’aurore de son union, pourtant. Elle répond, au début, aux tendresses de Charles, son époux bien-aimé. En effet, elle lui donne un enfant chaque année, remplissant ainsi sa fonction de reine, qui est, comme chacun sait, de pourvoir à la descendance de la dynastie.
Isabeau vivant au palais en dame et maîtresse, le roi se rappelle tout à coup que la reine n’a pas encore fait son «entrée solennelle» dans la capitale. Le monarque ordonne aussitôt la cérémonie; sa digne épouse part incognito pour Saint-Denis et en revient deux jours plus tard au milieu de la joie populaire.
Ce bon peuple a crié: « Vive la Reine ! Vive le Roy », mais le susdit roi n’a pu répondre aux émois de la foule; il n’était pas du cortège. En effet, il sombre petit à petit dans la démence…
Entraînée par l’exemple de son époux, Isabeau montre du goût pour les plaisirs, et le couple succombe aux joies du libertinage.
Les mois passant, la reine vient d’ailleurs se fixer à l’hôtel Barbette, afin de s’isoler et faire reposer son corps, que le désir du roi malmène un peu trop. On chuchota que d’autres hommes ont pris sa suite, mais rien encore ne le confirme.
Mais voilà qu’en 1393, alors qu’il marche vers la Bretagne en humeur guerrière, Charles VI a une hallucination. Traversant la forêt du Mans sous un soleil de canicule, il voit surgir un être imaginaire qui l’arrête par la bride et lui dit: « Roi, ne chevauche pas plus avant, tu es trahi ». Charles s’arrête net, ordonne la halte et il manque alors de tuer tous les gens de sa suite en criant au complot. Il est ficelé à une charrette où il perd conscience pendant deux jours au point qu’on le croit mort. Il sombre peu à peu dans la folie.
et le monarque dément n’est plus qu’un pantin dont on redoute les fantaisies. L’une de celles-ci manque de peu de le conduire au trépas. Ainsi, pendant un bal qu’Isabeau donne en l’honneur du mariage d’une de ses dames d’honneur, le roi et cinq de ses compagnons paraissent sous un déguisement singulier. Vêtus en «sauvages», ils ressemblent à des fauves échappés de quelque caverne. Par mesure de prudence, on ordonne d’enlever toutes les torches éclairant la salle.
Mais le duc d’Orléans, ce frère du roi dont la reine est devenue la maîtresse, afin que ses faveurs ne sortent point de la famille, entre dans le bal, escorté de six valets tenant des flambeaux. Voulant voir de près ces étranges personnages, le duc approche la lumière de l’un d’eux. On entend immédiatement un hurlement: les costumes s’enflamment et le «Bal des Ardents» n’est bientôt plus qu’un brasier. Cependant, ayant reconnu le roi, la duchesse de Berry arrache sa propre robe et, paraissant en lingerie aux yeux de tous, la jette sur le dément qui commence à brûler, l’isole de ses compagnons et lui sauve la vie. Les cinq autres meurent néanmoins dans d’horribles souffrances, deux sur le champ, les trois autres pendant la nuit.
Le malheureux s’écrie ainsi, alors que la princesse de Bavière paraît devant lui: « Que me veut cette femme ? Qu’on la chasse ! C’est elle qui me persécute ». Sa belle-sœur, Valentine Visconti, épouse de ce frère félon qui les bafoue tous deux, est la seule personne, pour une raison qu’on ignore, qui parvient à calmer le roi. Il la reconnait toujours et lui dit à chaque rencontre: « Ma sœur, ma bonne sœur, venez à moi, je ne suis heureux qu’avec vous ». La jeune femme se montre compatissante avec le malade et réussit, presqu’à chacune de ses visites, à le modérer. Cela n’est bien entendu pas du goût d’Isabeau qui finit par en prendre ombrage et qui accuse sa belle-sœur d’employer la magie pour dominer le roi.
Un jour, elle fait courir le bruit que Valentine reçoit les faveurs du monarque. Il n’en faut pas plus pour que le duc d’Orléans, qui trompe sa femme, mais qui s’irrite tout de même d’une éventuelle réciproque, exige l’exil de la duchesse à Blois.
Elle se donne sans discerner à tous les seigneurs qui ambitionnent de séduire la reine. Ce n’est chez elle qu’orgies et parties fines. Et comme le roi, désespéré de n’avoir plus sa chère Valentine pour le consoler, tente un rapprochement platonique avec son épouse, celle-ci, qui craint des entretiens plus doux, décide de se débarrasser de l’importun: voilà qu’elle glisse dans son lit une demoiselle, Odette de Champdivers.
Par orgueil, cette fille d’un marchand de chevaux consent à devenir la concubine du fou. Le peuple, auquel on ne peut rien cacher, la surnomme d’abord la «petite reine», ensuite, « la reinette »: elle accouche même d’une fille, Marguerite de Valois, qui ne sera légitimée qu’après le décès du roi en 1422.
Une fois débarrassée de Valentine et de Charles, Isabeau peut manigancer pour que son amant le plus favorisé arrache le gouvernement des mains du duc de Bourgogne. S’il réussit, il devient régent, et qui sait, grâce à un de ces hasards comme la « Raison d’État » en provoque si souvent, le frère du roi pourrait
prendre, à terme, la place de ce dernier. Quant aux princes royaux, ces fils du souverain et d’Isabeau, on trouverait bien un moyen de les éloigner: la mère n’a que bien peu d’égards pour ses enfants.
Malheureusement pour les projets de la Bavaroise, Philippe II de Bourgogne fait bonne garde. De plus, son fils Jean est revenu d’Orient, qu’on affuble du qualificatif « Sans Peur », depuis une terrible bataille où l’homme n’a pas manqué de courage. Rentré en France, Jean sans Peur y trouve donc l’anarchie la plus complète, la débauche partout, le roi bafoué par son frère et par sa femme, l’épouse de ce frère en exil, le peuple pressuré, la famine menaçante et la lie de la population grondant contre le roi. Il faut en finir.
Les manigances de Jean sont arrangées: pour endormir les soupçons du duc d’Orléans, il accepte de le rencontrer dans le but de sceller un pacte d’amitié. Les deux hommes s’embrassent et boivent à leurs succès féminins. Bien mieux, ils confirment cette réconciliation en couchant dans le même lit. Comment le
duc d’Orléans peut-il alors se méfier de son cousin ? Celui-ci, en réalité, le déteste: il jalouse son esprit pétillant, sa mâle beauté, son concubinage avec la reine. Louis d’Orléans, d’ailleurs, ne cache en aucune façon cette intrigue, pas plus, au demeurant, que ses précédentes liaisons. Il les rend ainsi toujours publiques
et dès qu’il triomphe d’une vertu réputée solide, il s’empresse de proclamer sa victoire avec vanité et il est loin de craindre la vengeance des maris outragés.
Jean sans Peur souffre au surplus d’un pénible défaut d’élocution. Tantôt ses auditeurs le comprennent en faisant un colossal effort d’audition, tantôt ils ne saisissent ses paroles qu’à demi. Ces tares de naissance, qui le mortifient, ont toujours excité dans son âme une ambition morbide: il rêve de ravir la couronne, et comment y parvenir tant que vit le duc d’Orléans, ce frère qui remplace Charles VI dans la couche de la reine ?
Ladite reine, quant à elle, continue de mener sa vie comme elle l’entend. Bien qu’affligée d’un embonpoint qu’elle déplorait, Isabeau la Ragote ne manque pas de charme: toute sa cour en convient d’ailleurs. C’est une femme intelligente et voluptueuse, qui, quoi qu’il advienne, a toujours d’agréables plaisirs à faire partager. Mais elle ne peut néanmoins pas satisfaire ses penchants avec un mari fou. En effet, la dame appréhende ses étreintes, car elle craint qu’il ne l’étrangle dans la fièvre d’un spasme amoureux. C’est une des raisons pour lesquelles, fuyant le palais royal, elle a quitté l’Hôtel Saint-Paul pour aller se réfugier en l’Hôtel Barbette.
Le scandale ne peut être tu indéfiniment et voilà qu’un moine, le frère Jacques, un jour qu’Isabeau est sur le trône en compagnie de son époux, n’y tenant plus, se permet des commentaires:
« Je voudrais, noble reine, ne rien prononcer qui ne vous soit agréable; mais votre salut m’est plus cher que vos bonnes grâces … Dame Vénus règne seule à votre Cour. L’ivresse et la débauche lui servent de cortège et font de la nuit le jour, au milieu des danses les plus dissolues »
Évoquant la présence en l’Hôtel Barbette de certaines demoiselles à la vertu douteuse, le moine poursuit:
«Ces maudites et infernales suivantes, qui assiègent sans cesse votre Cour, corrompent les mœurs et énervent les cœurs. Pourtant, noble reine, on parle de ces désordres et de beaucoup d’autres qui déshonorent cette Cour ».
Charles VI, qui entend ce discours à côté d’Isabeau, se trouve par miracle dans une période où sa folie cède la place à une lucidité relative. Le sachant, la reine et ses dames espèrent que le roi punira l’insolent prédicateur: au contraire, il le remercie et promet d’aller l’entendre à la Pentecôte. Le frère Jacques profite de cette attention pour tonner de plus belle contre la souveraine. Toutefois, n’osant accuser le duc d’Orléans de commerce adultérin avec Isabeau, il doit se contenter de dénoncer la conduite impie de ce prince qui s’attire les malédictions du peuple par toutes ses débauches et sa cupidité. Charles VI remercie une nouvelle fois le moine et lui promet d’obliger le coupable à se mieux conduire. Malheureusement, sa folie le reprenant peu de jours après, il ne peut réaliser ce dessein.
Mais Jean sans Peur a compris. Décidé à éloigner Louis d’une route que le Bourguignon croit être pour lui le chemin du trône, il pense que l’exécution de son rival, de toute façon, ne lui vaudra pas les foudres du clergé. Ébauchant un plan, il charge un de ses hommes, le sire Anquetonville, d’assassiner le duc d’Orléans. Presque chaque soir, ce dernier va souper puis forniquer avec sa belle-sœur à l’Hôtel Barbette, sis dans le Marais. Pour y entrer comme pour en sortir, Louis emprunte la rue Vieille-du-Temple: et voilà qu’un soir, il est assassiné par Anquetonville et ses valets, en sortant d’une de ses visites quotidiennes chez la reine.
Prévenue immédiatement par les domestiques du duc, Isabeau devine l’origine du crime et a peur: elle n’est nullement attristée par la perte de son amant mais terrorisée en ce qui concerne les dangers qu’elle-même pense courir. Appréhendant que le Bourguignon ne l’attaque, la reine ordonne séance tenante à ses gens de l’escorter, armés jusqu’aux dents, à l’Hôtel Saint-Paul. Dans ce palais royal solidement défendu, la reine ne craint plus rien.
Celle qui pleure beaucoup, en revanche, est Valentine Visconti. Malgré les trahisons de son époux, elle n’a cessé de l’aimer. Blessée au cœur par sa disparition et par l’horreur de son trépas, elle accourt de Blois pour demander justice. Hélas ! La justice s’en est allée avec l’esprit du roi.
La veuve est éconduite sans ménagement et Jean sans Peur obtient même le pardon pour un crime qu’il affirme, peut-être avec raison, utile à l’État, même s’il précipite la nation dans la guerre civile qui oppose Bourguignons et Armagnacs. Isabeau de Bavière est d’autant plus scandaleuse qu’elle semble ainsi plus
se consacrer au libertinage qu’à son devoir de reine en temps de crise. Pour le malheur de la dame Visconti, on va plus loin: une réconciliation est ordonnée entre les enfants du défunt et son meurtrier. Valentine, inconsolable, retourne au Château de Blois, où elle adopte cette devise du désespoir:
Rien ne m’est plus, Plus ne m’est rien.
Hésitant à revenir en son Hôtel Barbette, Isabeau entend des rumeurs traverser les fenêtres de l’Hôtel Saint-Paul. La vindicte publique la poursuit, des mouvements de foule ondulent jusque sous les fenêtres du palais royal. Alors la reine enfourche un cheval, se fait accompagner d’une escorte en armes, de quelques fidèles, et court se réfugier à Tours, pour ne revenir à Paris qu’un an plus tard. Sa fuite est nécessaire: Jean sans Peur a su mettre les Parisiens de son côté et ces derniers approuvent donc ce qu’il appelle un «tyrannicide».
Aux cinq enfants qu’elle a eus de Charles avant sa folie, elle en ajoute six, que le roi, dans sa démence, veut bien reconnaître.
L’un de ses fils aînés, ce dauphin que Jeanne d’Arc remettra plus tard sur le trône, se résout un jour de porter un grand coup à son indigne mère. À ce moment, Isabeau de Bavière vient d’atteindre sa quarante-sixième année.
Son amant de l’heure, dont l’histoire n’a pas retenu le nom, est de dix ans son cadet. Le dauphin Charles et un ami parviennent à s’en saisir et, le faisant coudre tout vif dans un sac, le jettent dans la Seine. Mais la déception du fils de la reine est grande: quand elle apprend ce meurtre, Isabeau éclate de rire. « J’en suis débarrassée ! » sont ses seules paroles. Et la gueuse offre de nouveau ses charmes à un autre soupirant, non sans avoir décidé, par orgueil, de vouer désormais une haine implacable à son fils…
Cependant, la France est en proie aux troubles civils et politiques. En pleine Guerre de Cent Ans, le royaume gémit sous la cruauté des Armagnacs et des Bourguignons, qui se disputent le pouvoir, et le sang coule à flot. Dans cet État sans gouvernement ni ressources, Isabeau trouve encore de l’or pour ses fêtes et pour en envoyer dans son pays natal, la Bavière, à dos de mulets. Mais les troupes anglaises débarquent et taillent en pièce la noblesse française à Azincourt, funeste bataille où périt toute la fine fleur de la chevalerie, dont deux fils d’Isabeau.
En tendant la main aux ennemis de sa famille et de sa patrie d’adoption, elle convainc Jean sans Peur, qui a appelé les Anglais en France, à la faire proclamer régente du royaume et lui-même gouverneur.
Pour sceller sa trahison, elle signe en 1420 le honteux traité de Troyes, par lequel, dépouillant son fils aîné de ses droits à la couronne, elle reconnaît Henri V d’Angleterre roi de France à la mort prochaine de Charles VI. Le souverain fou ne tarde pas, en effet, à rendre l’âme: le pauvre homme s’éteint dans une solitude tragique, sans amis ni parents, et il faut même vendre ses meubles pour payer ses funérailles.
Isabeau, dont l’âge mûr n’arrête pas les turpitudes, intrigue auprès des Anglais pour obtenir la régence du pays qu’elle leur a livré, condition qui ne lui a pas été accordée. Mais, nommé gouverneur par le roi d’Angleterre, le duc de Bedford ne témoigne à la vieille reine que mépris: il en vient alors à lui couper les vivres et la contraint à l’indigence. Plus d’argent, plus de fêtes, plus d’amis pour la consoler. Elle vit assez longtemps, néanmoins, pour assister au miracle de Jeanne d’Arc et à l’ascension de son fils, Charles VII, au trône de France.
On dit même que, dans ses dernières années, elle invoque souvent sainte Véronique et saint Fiacre, leur demandant de la guérir de ses hémorroïdes. Dans une neuvaine à Saint-Germain, elle supplie même saint Eutrope, patron des hydropiques, de la soulager de l’œdème variqueux de ses jambes, résultat de ses onze grossesses.
Enfin elle meurt, rendant son dernier soupir à Paris, en l’Hôtel Saint-Paul où elle vit obscurément depuis le sacre de Reims de son fils Charles VII, à soixante-quatre ans.
À cause de sa trahison, c’est en cachette qu’elle doit périr: quatre hommes portent son cercueil à la basilique de SaintDenis, où on l’inhume. Seul un prêtre accompagne sa dépouille et nul ne parle de sa mort. Ultime punition: un sculpteur va jusqu’à placer sur sa tombe une louve de bronze, en souvenir de sa dureté, en symbole de son méchant cœur et des maux qu’elle a causés au pays.
Daniel-Charles Luytens
Daniel-Charles Luytens est historien, conférencier et véritable «homme de terrain». Les découvertes résultant de ses investigations inspirent ses nombreuses conférences.
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