Chefs d'accusation
Quand, en 1306, à la suite d'une émeute populaire contre lui, le roi apprit que deux Templiers avaient tenu à son sujet des propos diffamatoires, il les fit emprisonner à Toulouse. Un codétenu, Esquin de Florian, enfermé pour avoir poignardé un Templier, prétendit avoir appris par eux l'usage de pratiques honteuses au sein de l'ordre. L'occasion était trop belle pour le souverain. En échange d'une promesse de relaxe, le prisonnier répéta en public les accusations. La machine infernale du procès était mise en marche.
Le 13 octobre 1307, à l'instigation de Guillaume de Nogaret, Philippe le Bel arrêtait les Templiers et confisquait leurs biens. Les 14 et 15, Nogaret énuméra les cinq crimes abjects dont ils étaient coupables : le jour de leur réception, les chevaliers reniaient par trois fois le Christ, crachaient, également par trois fois sur le crucifix et s'échangeaient des baisers honteux ; ils pratiquaient la sodomie ; ils portaient une cordelette passée sur une idole en forme de tête qu'ils adoraient ; à la messe, leurs prêtres passaient sous silence les paroles rituelles de la consécration. Bref, des faits accablants qui accusaient les adeptes d'apostasie, d'homosexualité, d'idolâtrie et du mépris de sacrements de l'Église, à une époque où un seul de ces « crimes » méritait l'envoi au bûcher. Lors de la lecture officielle de l'acte, le 14 mars 1310, on établit une liste de 123 turpitudes, où le grotesque le disputait au délire. Par exemple : ils ne croyaient pas en Dieu, étaient alliés aux sultans, volaient le Trésor royal, urinaient sur la croix le Vendredi saint, s'embrassaient sur la verge. Il est indéniable qu'il y eut des actes contraires à la foi et aux bonnes mœurs, mais ils ne pouvaient salir la réputation de l'ensemble de l'ordre. Le procès fut truqué parce que Nogaret voulait absolument sa perte. Sous l'effet de la peur et de la torture, les accusés avouaient souvent tout ce que l'on voulait leur faire dire, comme tendent à le confirmer les contradictions dans les dépositions à propos d'un même fait et le nombre des rétractations.
Statistiques des aveux
Sur les 140 accusés soumis à l'inquisiteur général Guillaume Imbert, 136, dont tous les hauts dignitaires de l'ordre, avouèrent les blasphèmes. Les trois quarts d'entre eux reconnurent les gestes impurs au moment de l'initiation et un quart environ l'incitation à la sodomie, mais presque tous nièrent sa pratique. Le grand maître, par deux fois, les 24 et 25 octobre 1307, reconnut ses torts et ceux de ses subordonnés, croyant vraisemblablement ainsi obtenir plus facilement la grâce du roi et l'absolution de Clément V, qu'il implora au nom de tous ses frères, se déclarant même prêt à accepter la pénitence qui lui serait imposée. Rien qu'à Paris, 36 prisonniers moururent des suites de la « question ».
Le pape supprima l'ordre en 1312. Une soixantaine de Templiers furent exécutés comme relaps, c'est-à-dire des hérétiques retombés dans l'erreur après avoir fait amende honorable. Les autres furent relâchés.
Application des supplices en usage
Lorsque les inquisiteurs n'arrivaient pas à obtenir des aveux d'un Templier après un simple interrogatoire, ils le livraient aux bourreaux, pour passer à « l'examen rigoureux ». Pour mieux l'humilier, ils commençaient par le déshabiller. Le plus courant des supplices était celui de l'estrapade : les mains du prisonnier, à peine libérées de poignets de fer, étaient liées derrière le dos avec une corde que l'on enroulait ensuite autour d'une poulie, puis on tirait vigoureusement sur la corde pour disloquer les tendons et les articulations. Pour varier, un bourreau surélevait à l'aide d'une manivelle le malheureux, chargé de lourds poids de fonte suspendus à ses pieds, encore enflés par l'étau du cachot, puis lâchait la corde pour le faire retomber brutalement et lui disloquer les membres.
Jacques de Molay, grand maître de l'ordre, fut ainsi plusieurs fois hissé jusqu'au plafond avec un poids de 180 livres aux pieds. Plus il niait les faits, plus les bourreaux tiraient la corde fort et vite, du sol aux voûtes. Comme ses membres en arrivaient à se disjoindre, ses articulations s'arracher, son ventre et sa poitrine éclater, il finit par avouer les faits et fut condamné à mort. Pendant tout ce temps, le greffier, impassible, notait les paroles, les cris, les gémissements, les larmes, et jusqu'aux soupirs.
D'autres instruments existaient pour faire subir d'autres atroces souffrances. Tel un appareil en bois dans lequel le supplicié devait introduire les doigts de la main et qui lui écrasait les phalanges. Ou encore des étaux en fer utilisés pour broyer les talons, la pelote qui entrait dans les chairs et sectionnait parfois les tendons, l'ingurgitation de grandes quantités d'eau pour faire gonfler le ventre, les tenailles rougies au feu qui lacéraient la peau.
Jacques de Molay endura le supplice des brodequins : les jambes étaient enfermées dans des planches en chêne que les bourreaux resserraient en enfonçant des coins à coups de maillets pour écraser les genoux. « Sur ses chairs déchirées – écrit Maurice Druon –, la crasse, l'humidité, le manque de nourriture avaient fait leur œuvre. » Plus courant était le supplice du feu, qui consistait à enduire les pieds de graisse et les présenter devant un foyer.
Certains juges préféraient innover. Le bailli de Mâcon fit pendre le frère Gérard de Passay par les parties génitales. À Paris, le bourreau arracha quatre dents au frère Jean de Corneilles, de l'évêché de Soissons.
L'acharnement des bourreaux était aussi motivé par la perspective de recevoir, après le supplice, tout ce que l'on avait trouvé sur le condamné, de la ceinture aux pieds. Ce menu trésor faisait partie, selon la coutume, des profits de leur charge.
Confiants en l'impartialité de la commission pontificale chargée d'enquêter sur la manière dont le procès se déroulait, la plupart des accusés s'étaient rétractés en grand nombre et justifièrent leurs aveux en alléguant les tortures qu'ils avaient subies, comme en témoigne notamment le frère Ponsard de Gisi :
« Trois mois avant ma confession, on m'a lié les mains derrière le dos, si serré que le sang jaillissait des ongles, et on m'a mis dans une fosse, attaché avec une longe. Si on me fait subir encore de pareilles tortures, je nierai tout ce que je dis maintenant, je dirai tout ce qu'on voudra. Je suis prêt à subir des supplices pourvu qu'ils soient courts ; qu'on me coupe la tête, qu'on me fasse bouillir pour l'honneur de l'ordre, mais je ne peux pas supporter les supplices à petit feu comme ceux qui m'ont été infligés depuis plus de deux ans en prison. »
Le témoignage de Bernard de Vado est tout aussi terrifiant :
« J'ai été tant torturé, on m'a tenu si longtemps devant un feu ardent, que la chair de mes talons est brûlée ; il s'en est détaché ces deux os que je vous présente. Voyez, ajoute-t-il en s'adressant aux commissaires pontificaux, s'ils manquent à mon corps. »
Le 3 avril 1310, Pierre de Boulogne, entré dans l'ordre en 1272, nia en un long plaidoyer toutes les accusations portées contre sa maison, terminant par ces mots :
« La religion du Temple fut créée et fondée dans la charité et l'amour de la fraternité. »
L'exécution des derniers Templiers
Le supplice de Jacques de Molay prit fin le 19 mars 1314. Il monta sur le bûcher en compagnie de son ami, Geoffroy de Charnay. L'estrade avait été dressée à la hâte à la pointe avant de l'île de la Cité. La foule s'était rendue en masse afin d'assister à l'exécution des deux derniers Templiers de France : on ne plaint jamais assez les riches ! Philippe le Bel offrait une fête populaire aux Parisiens et ceux-ci lui en savaient gré. Toutes les couches de la société étaient représentées. Des truands se mêlaient aux bourgeois. La fréquentation des prostituées et des tire-laine n'effrayait guère les familles aisées de la capitale. Le supplice de Jacques de Molay et celui de Geoffroy de Charnay, le percepteur de Normandie pour l'ordre du Temple, faisaient l'objet de toutes les attentions.
Soudain, les flammes jaillirent de partout. Le feu, allumé par les flèches des archers d'Alain de Pareilles, atteignit Geoffroy de Charnay en premier. À court de respiration, le corps plié en deux malgré la corde qui le retenait, il fut rapidement enveloppé par une impressionnante vague de fumée noire : Geoffroy de Charnay était en train de brûler vif ! Il tenta bien de détacher ses liens pour s'échapper. En vain. Hurlant son désir, plus fort que tout, de ne pas mourir dans d'aussi atroces souffrances, il n'entendit pas les paroles réconfortantes que Jacques de Molay lui glissa dans le creux de l'oreille. À cause du grondement de la foule, seuls ceux qui étaient à proximité comprirent le mot « frère ». Jacques de Molay prononça celui-ci à deux reprises. Infime soulagement. La nuit, qui était tombée, n'était plus éclairée que par le brasier. Les spectateurs éprouvaient maintenant toutes les peines du monde à surmonter leur dégoût devant le corps de Geoffroy de Charnay qui noircissait, se gonflait de bulles, crépitait et se disloquait dans les cendres. Des femmes s'évanouirent. D'autres allèrent vomir dans l'eau, toute proche. Les aides-bourreaux, quant à eux, s'activaient. Le feu devait continuer à être alimenté : le tour de Jacques de Molay était arrivé.
L'espace d'un instant, on crut à un miracle : grâce à un vent au souffle bienveillant, les flammes n'avaient toujours pas atteint le Grand Maître de l'ordre du Temple. Elles se couchaient devant lui. Mais Jacques de Molay se dépouilla sans manifester la moindre hésitation. Son heure était venue. Il ne l'ignorait point. Dès lors, pourquoi s'obstiner ? N'ayant gardé qu'une simple chemise de toile, il dit, les mains jointes, comme pour une ultime prière, et le regard tourné vers Notre-Dame : « Dieu vengera ma mort. » Celle-ci le prit si doucement que chacun en fut émerveillé... Son corps se disloqua et s'enlisa dans la fournaise, la main demeurant levée entre les flammes, jusqu'à ce qu'elle fût toute noire.