C’était au temps où Mr. Propre et toute sa famille n’avaient pas encore envahi les rayons des drogueries, au temps où l’on nettoyait à l’eau de Javel. La Javel, c’est d’abord une odeur âcre et piquante. Et puis, c’est ce nom étrange… Le nom d’un faubourg de Paris.
Nous voilà dans le Paris des années 1770. Claude-Louis Berthollet y vit depuis quelque temps. C’est un jeune docteur qui fait de la chimie en amateur. Dans son petit laboratoire, Berthollet tente de reproduire les expériences des grands savants de son temps. Les expériences de Lavoisier, bien sûr, mais aussi celles de Carl-Wilhem Scheele.
Scheele est un chimiste suédois. Intrépide et passionné, il prend de grands risques pour faire avancer sa science. À tel point, d’ailleurs, qu’il mourra empoisonné au lendemain de son mariage ! Mais ses recherches sont fructueuses : en 1774, Scheele découvre le chlore. Dans son petit laboratoire parisien, Berthollet reproduit les expériences du chimiste suédois. Et il remarque que le chlore, en solution aqueuse avec du sel, a des pouvoirs blanchissants. Si l’on plonge un morceau de tissu blanc dans ce savant mélange d’hypochlorite de sodium, le tissu ressort nettement plus blanc. Berthollet se dit que ce produit pourrait être utile aux blanchisseuses. Malgré l’appellation de leur profession, ces pauvres femmes ont souvent bien du mal à obtenir du linge blanc. À l’époque, elles n’ont en fait qu’une seule solution : étendre les draps au soleil. Encore faut-il qu’il y ait du soleil… L’hypochlorite de sodium est une fantastique alternative. Très vite, il est surnommé « la lessive de Berthollet ». Mais le produit est dangereux et cette dénomination risque de prêter à confusion. Il faut trouver un autre nom…
Teinturier de Sa Majesté
Pour la fabrication de sa lessive, Berthollet s’adresse à une manufacture installée dans un petit village aux portes de Paris. Un joli village en bord de Seine qui s’appelle Javel. C’est ainsi que l’hypochlorite de sodium devient l’eau de Javel. Berthollet, lui, profite de ce succès pour changer de métier. Il abandonne définitivement la médecine en 1784 pour être engagé comme directeur des teintures par la plus prestigieuse des industries textiles : la manufacture royale des Gobelins. C’est là que l’on fabrique toutes les tapisseries destinées au Roi et à la cour. Voilà des siècles que les Gobelins ont trouvé le moyen de teindre la laine dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais obtenir un beau blanc reste un vrai problème. Que l’on travaille le chanvre, le lin ou la laine, le blanc n’est jamais parfaitement blanc. Jusqu’à l’arrivée de Berthollet et de son eau de Javel.
Claude-Louis Berthollet terminera sa carrière avec tous les honneurs, académicien et sénateur. Il décède en 1822. Son eau de Javel lui survit, évidemment. Mais pas le village de Javel, qui est rattaché au 15e arrondissement de Paris. En souvenir du temps jadis, le quai de Seine est alors rebaptisé « quai de Javel ». À l’époque, en 1860, la fabrique d’eau de Javel occupe encore plus de 200 ouvriers. Elle fermera ses portes à la fin du siècle. L’emplacement sera très vite occupé par une autre fabrique, celle de Monsieur Citroën. C’est là, sur l’ancien site de Javel qu’André Citroën s’installe en 1915, qu’il construit ses premières automobiles et qu’il fabriquera toutes ses voitures jusqu’à la disparition de la DS en 1974. Entre-temps, le quai de Javel a été rebaptisé quai André-Citroën. L’argent, lui, n’a pas d’odeur.