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Jean-Paul Marat : Histoire d’un assassinat

« Généreux avec le sang des esclaves »
Oraison funèbre de Marat par le Marquis de Sade, voulue comme un compliment.

 

Si Jean-Paul Marat était mort avant 1788, le monde l’aurait connu en tant que scientifique et médecin français d’origine suisse, qui, même s’il n’égalait pas vraiment un Newton ou un Descartes, avait contribué à des avancées significatives dans le domaine de la science. En réalité, il était plus connu en Grande-Bretagne qu’en France, puisque c’est en Angleterre qu’il publia la plupart de ses articles scientifiques révolutionnaires. Les choses étant ce qu’elles sont, c’est pour les activités politiques des cinq dernières années de sa vie qu’il est principalement connu aujourd’hui. Et sans doute plus que pour n’importe quelle autre victime d’un assassinat, c’est la manière dont il est mort qui a fait sa renommée à travers le monde entier et qui a inspiré tant des révolutionnaires que des artistes.

 

 

Dès l’âge de trente ans, Marat s’était installé à Londres, où il était devenu un médecin renommé spécialisé dans le traitement des affections de la peau et de l’œil. Mais sa première publication s’intitula Essai philosophique sur l’Homme (écrit en anglais à l’origine) en 1773. Il s’agissait d’une attaque dans les règles de l’art du philosophe français Claude Helvetius, qui avait déclaré dans son livre De l’homme (publié à titre posthume en 1772) que la connaissance de la science était superflue pour un philosophe. Marat riposta que seule la physiologie pouvait résoudre les problèmes entre l’âme et le corps.
Ce débat attira l’attention d’un des philosophes français les plus célèbres, Voltaire, qui était alors assez âgé, qui rédigea une contre-attaque de l’Essai, après en avoir lu la traduction en français de 1775. Marat était désormais une personnalité dont les opinions étaient régulièrement débattues dans les salons éclairés de Paris.

 

 

En 1774, Marat diversifia ses centres d’intérêt pour se plonger dans la vie politique de son pays d’adoption. Son essai Les chaînes de l’esclavage encourageait les électeurs britanniques à rejeter les hommes politiques soutenus par George III. En effet, le gouvernement oppressif du parti conservateur mené par le faible et indécis Lord North voyait toutes ses mesures punitives contre les coloniaux américains fermement soutenues par le Roi. Marat les pressait de leur préférer des candidats plus radicaux. Du jour au lendemain, il devint un héros du parti whig, rejoignit les rangs de John Wilkes et de John Locke, et fut fait membre honoraire de sociétés de patriotes de Carlisle, Berwick et Newcastle.

 

 

Le très érudit Marat connut encore le succès avec un essai volumineux portant sur l’une des maladies sexuellement transmissibles les plus désagréables, mais aussi les plus communes de l’époque, la gonorrhée (encore appelée blennorragie ou « chaude pisse »). Cette publication de 1775 lui valut un poste de docteur en médecine à l’Université de Saint-Andrews. Son travail suivant, « Une enquête sur la nature », la cause et le traitement d’une singulière affection des yeux, assit sa réputation d’une des plus grandes personnalités du domaine de la médecine de l’époque. Cela lui valut également d’être remarqué en France où, en 1777, il fut nommé médecin des gardes du corps du Comte d’Artois. Ainsi (et c’est on ne peut plus ironique en regard des événements qui se produisirent par la suite) le futur révolutionnaire aux idées radicales rejoignit le personnel du prince qui, à l’instar de Charles X, allait devenir l’un des monarques les plus réactionnaires de France (et le dernier des Bourbons de France).

 

 

Marat fut rapidement appelé pour ses qualités de médecin auprès de l’aristocratie française à Versailles. Il poursuivit ses recherches scientifiques portant sur la chaleur, la lumière et l’électricité et fut admiré par des personnalités diverses, telles que Johann Wolfgang Von Goethe et Benjamin Franklin, qu’il rencontra d’ailleurs souvent. Toutefois, il ne fut pas élu à la vénérable Académie des Sciences comme il l’avait espéré, et ce, en raison de sa critique trop acerbe du grand maître Isaac Newton. Il élargit encore ses centres d’intérêts et en 1780, il publia Plan de législation criminelle. Il prit également soin de réaffirmer publiquement son soutien aux théories de Newton en traduisant en 1787 l’opus magistral de ce grand homme, « Opticks ».

 

 

Lorsque la révolution de 1789 éclata, Marat plongea dans l’arène politique, laissant derrière lui sa carrière de scientifique et de philosophe. Lors de la convocation des États Généraux de juin 1789 (qui se réunissaient pour la première fois depuis 1614), il publia plusieurs articles plaidant pour la rédaction d’une constitution libérale.

 

 

En septembre, il alla encore plus loin, lançant un journal radical qui parut d’abord sous le titre de Moniteur public, puis de Publiciste Parisien, et qui fut finalement appelé L’Ami du Peuple. Cette appellation acerbe et intrépide fut à la base d’une expression immortelle et lourde de sens, « ennemis du peuple », destinée à tous ceux que Marat soupçonnait d’intentions réactionnaires. Son arrogance intellectuelle attaqua certains des groupes les plus influents et les plus puissants de France, y compris le Corps municipal, l’Assemblée constituante et les ministres, de plus en plus nerveux, de Louis XVI. Cela eut pour conséquence qu’à ce stade précoce de la révolution, le gouvernement prit des décisions contre la diffamation qui poussèrent le médecin à se réfugier à Londres.

 

De retour au calme en Angleterre, il rédigea Dénonciation contre Necker, une attaque virulente contre le banquier international Jacques Necker qui tentait (en vain, comme il s’avéra par la suite) de présenter un semblant d’ordre et de solvabilité dans les finances chaotiques du gouvernement. En mai 1790, Marat revint à Paris pour y poursuivre la publication de L’Ami du peuple, condamnant de manière toujours plus véhémente le gouvernement, l’aristocratie et la monarchie. Il s’opposa à la décision de l’Assemblée nationale de vendre les propriétés de l’Église pour consolider la dette de l’État. Son argument était que les terres en question auraient une plus grande utilité en répondant aux besoins des plus démunis. Il s’opposa également à l’abolition des guildes, car il pensait qu’une compétition illimitée ferait baisser la qualité des produits. Fuir précipitamment afin d’éviter l’arrestation devint une seconde nature pour Marat dans les mois qui suivirent.

 

 

La révolution prit un tournant résolument à gauche en 1792. À la suite de leur tentative de fuite ratée de l’année précédente, lorsqu’ils furent reconnus et capturés à Varennes, la famille royale fut assignée à résidence dans le vieux Palais des Tuileries à Paris (palais que Louis XIV avait quitté pour emménager dans le faste tout neuf de Versailles). Leurs perspectives d’avenir s’assombrirent avec l’appel du Duc de Brunswick aux pouvoirs européens à écraser la révolution, la proclamation de la République française en septembre 1792 et les « massacres de septembre » de royalistes et de modérés qui en découlèrent. Le même mois, Marat fut élu à la Convention nationale et transforma L’Ami du peuple en Journal de la République française. Peu de ses co-députés échappèrent aux piques de ses articles, ce qui lui valut de devenir rapidement l’une des personnalités les plus détestées de la révolution.

 

 

Toujours désireux de faire passer ses principes avant des questions pragmatiques, l’attitude de Marat lors du procès du Roi fit même enrager ses collègues révolutionnaires. Il déclara qu’il était injuste d’accuser Louis XVI de quoi que ce soit avant qu’il eût accepté la constitution révolutionnaire en 1791, et il ne permit pas que le conseiller de Louis XVI, le vénérable Malesherbes, soit attaqué dans les pages de son journal. Nonobstant la position défendue par Marat, le roi fut jugé coupable et guillotiné le 21 janvier 1793. Après la mort du roi, Marat s’opposa fermement aux Girondins, le parti révolutionnaire modéré qui s’éloignait de plus en plus du radicalisme farouche de Marat, Robespierre (1758-1794) et Hébert (1755-1794). Menée par les Girondins, la Convention ordonna que Marat soit jugé devant le tribunal révolutionnaire, mais il y fut acquitté et retourna à la Convention en véritable héros. Les jours des Girondins étaient désormais comptés et leurs dirigeants soit s’enfuirent, soit furent envoyés à la guillotine durant le mois de juin.

 

Pages de l'Ami du Peuple tachés du sang de Mara

 

La chute des Girondins, cependant, sonna le glas de Marat. L’une des raisons pour lesquelles il s’était montré si enthousiaste en tant que médecin pour réussir à guérir les maladies cutanées était qu’il souffrait lui-même d’une affection de la peau, une grave forme de dermatite qui provoquait également une émaciation. Dès juin 1793, le mal était devenu si sérieux qu’il l’empêchait de participer à toute activité officielle. Il passait plus de temps à tremper son corps souffrant dans un bain d’eau froide qu’à assister aux débats de la Convention. Il se trouvait dans sa baignoire le 13 juillet 1793 lorsqu’une femme, prétendant être une messagère arrivée de Caen, où les Girondins en fuite tentaient de se réorganiser, supplia de pouvoir le rencontrer. Il la renvoya dans un premier temps, puis, lorsqu’elle revint plus tard ce soir-là, ordonna qu’elle soit admise dans la salle de bain. Lorsqu’elle arriva, il lui demanda le nom des députés qui aidaient les Girondins. Après les avoir notés, il déclara solennellement « Ils seront tous guillotinés ». La jeune femme, Charlotte Corday, sortit alors un couteau, acheté quelques minutes plus tôt dans un magasin voisin et poignarda Marat au niveau de la poitrine. Il appela « À moi, ma chère amie ! », mais mourut presque instantanément.

 

 

Charlotte Corday devint presque aussi célèbre que sa victime. Née dans une famille aristocrate appauvrie (son vrai nom étant Marie Anne Charlotte de Corday d’Armont), elle avait juré de tuer Marat après les violents massacres de septembre 1792. Son avocat, Claude Chauveau-Lagarde, défendit également la Reine Marie Antoinette. Obligé par le tribunal révolutionnaire de plaider la folie pour écarter toute trace de motivation politique de cet assassinat, il usa de ses connaissances en matière juridique pour faire en sorte que plus personne ne doute de la légitimité douteuse des événements et des véritables raisons des actions de Corday. Laquelle déclara avoir accompli cet acte seule : « J’ai tué un homme pour en sauver 100 000 », une paraphrase délibérée de l’exclamation impitoyable de Robespierre juste avant l’exécution de Louis XVI.

 

 

Sans surprise, Corday fut jugée coupable. Elle fut guillotinée le 17 juillet. Immédiatement après sa décapitation, un des assistants du bourreau, un homme engagé pour la journée répondant au nom de Legros, prit la tête de la meurtrière et la gifla. Dans le carnage et la folie de la Révolution, il y avait encore des frontières à ne pas franchir : cet acte fut considéré comme une violation inacceptable du cérémonial de la guillotine et Legros écopa d’une peine de trois mois de prison. Le corps de Charlotte Corday fut jeté dans un fossé, avec d’autres guillotinés. On ne sait toujours pas si la tête fut enterrée en même temps, ou conservée comme une curiosité. On a laissé entendre que son crâne s’était retrouvé dans la famille de Bonaparte et de leurs descendants. La victime de Corday se vit élever au rang de saint révolutionnaire.

 

 

L’héritage de Marat

 

La déification de Marat ne tarda pas. Le peintre talentueux Jacques-Louis David (1748-1825) allait immortaliser les moments décisifs de la Révolution et du règne de Napoléon, de la mort de Marat au couronnement de l’Empereur. Il a non seulement réalisé un tableau très réussi de l’assassinat de Marat, mais il organisa également une cérémonie de funérailles grandiose. La Convention nationale au grand complet était présente et la dépouille de Marat fut cérémonieusement transférée au Panthéon le 25 novembre 1793.

 

 

Marat devint une personnalité presque divine : des bustes du révolutionnaire remplacèrent les crucifix et les statues religieuses dans les églises parisiennes. Son oraison funèbre mentionna que « comme Jésus, Marat aimait ardemment le peuple, et le peuple seul ; comme Jésus, Marat détestait les rois, les nobles, les prêtres et les escrocs. Et comme Jésus, il ne cessa jamais de combattre les fléaux du peuple ». Le Havre de Grâce devint le Havre de Marat et ensuite Havre-Marat. Lorsque les jacobins radicaux (le groupe mené par Robespierre et Saint Just) entamèrent la déchristianisation des campagnes, Marat fut élevé au rang de saint, ou presque.

 

Toutefois, la fortune cessa rapidement de sourire aux Jacobins, qui commencèrent à imploser en 1794 : après y avoir envoyé Hébert (trop radical) et Georges Danton (trop tolérant), Robespierre et son acolyte Saint Just les suivirent sur l’échafaud. En 1795, la sanglante Terreur avait pris fin, et la réputation de Marat ne fut plus celle d’un Dieu de l’Olympe.

 

 

Le 13 janvier 1795, Havre-Marat devint simplement le Havre. Le mois suivant, le cercueil de Marat fut retiré du Panthéon et enterré dans le cimetière de Saint-Étienne-du-Mont. Les bustes et autres sculptures des églises de la capitale furent détruits. En 1860, Baudry, un autre peintre français, revisita le thème du tableau de David. Mais cette fois, Charlotte Corday était le centre de tous les regards et devenait, implicitement, l’héroïne de l’événement. L’histoire de Marat eut un épilogue pour le moins curieux. Après la mort du révolutionnaire, la baignoire dans laquelle il avait été assassiné disparut. En 1885, un journaliste la retrouva, et son propriétaire (un modeste curé qui espérait que la vente de cet objet rapporte de l’argent à sa paroisse) l’offrit au Musée Carnavalet à Paris.

 

Le directeur du musée déclina l’offre au vu du prix proposé et de la provenance douteuse de l’objet. Toutefois, après avoir rejeté les offres du musée de cire de Madame Tussaud et de l’homme de cirque Phineas Barnum, le curé vendit la baignoire au Musée Grévin pour la somme de 5000 francs.
Elle y est toujours aujourd’hui.

 

 

Marat en quelques dates

1743: naissance à Boudry, en Suisse
1770-1777: médecin à Londres, et auteur d’essais médicaux et philosophiques
1777-1786: médecin en France auprès du comte d’Artois. Il continue à publier
1789: lancement du journal radical L’Ami du peuple
1790: pendant la Révolution française, il se cache après avoir défendu des actions politiques violentes dans ses publications
1792: élection à la Convention de la Révolution en tant que député de Paris. Il devient un Montagnard radical, se battant pour le pouvoir avec les Girondins
9 avril 1793: Marat est jugé et acquitté. Il laisse les Girondins pris de vitesse
13 juillet 1793: assassinat par Charlotte Corday.

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