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Joan Baez : La madone des mal-aimés

La protest song va rapidement se trouver des meneurs, des « maîtres à penser ». Avec Joan Baez, elle aura même sa grande prêtresse, car c’est une femme qui va prendre la tête du mouvement et régner, avec une rare autorité, sur tout ce que l’Amérique contestataire compte de dissidents.

Joan Baez n’a que 17 ans, en 1959, lorsqu’elle parcourt à pieds nus les 160 km qui séparent New York de Newport (New Jersey), où se tient un grand festival de folksong. Chaque participant est venu avec un instrument, une flûte, un tambourin ou une guitare, pour ne pas manquer ce gigantesque happening qui rassemble vingt mille mordus de folklore musical.

Fille d’un professeur quaker, petite-fille de pasteur, Joan est venue les mains vides : pour tout instrument, elle ne possède que sa voix. Mais quelle voix !

Déjà, elle compte de fervents supporters, pour la plupart des étudiants de Harvard ou de Cambridge qui l’ont entendue chanter au hasard de sa vie nomade, dans les coffee houses de Boston ou de Chicago.

Ses amis la poussent en scène. Et soudain, il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le grand tumulte de cette foule chahuteuse, saoulée de rythmes, de sonorités criardes et de voix nasillardes propres au folksongs se tait comme par enchantement. Un énorme frisson parcourt les échines et, dans un silence impressionnant, une voix qu’on aurait crue descendue du ciel se met à retentir, une voix d’un autre monde, d’une pureté et d’une aisance qui imposent d’emblée le recueillement et le respect, presque de la ferveur.

La célébrité tombe sur elle du jour au lendemain.

Tout le monde veut voir et entendre ce phénomène vocal, cette voix d’ange. D’autant plus que la personne n’est pas désagréable à regarder. Le visage est à l’image de la voix : d’une beauté classique, impérieuse et sereine. Une peau mate, des yeux de braise, un profil sans défaut, de longs cheveux de jais tombant sur ses épaules : dans les veines de la jeune fille coule un mélange, à la fois harmonieux et détonant, de sang mexicain (son père) et de sang irlandais (sa mère).

Mais l’adolescente est encore sage et ses chansons se bornent à raconter des histoires du bon vieux temps, des complaintes de pionniers, des ballades irlandaises et même des refrains empruntés aux Incas.

Joan Baez et Bob Dylan en 1963

Une fois dans ma vie, j’ai cru devenir folle

 

Propulsée aux premiers rangs de l’actualité, elle vend en quelques semaines un million d’exemplaires de son premier album. Les journalistes l’ont baptisée « la Madone du folksong » et les imprésarios font le siège de sa petite maison, en Californie, pour se disputer le privilège de la mettre dans leur écurie. Mais, avec un sang-froid stupéfiant chez une fille de son âge, elle les éconduit en ces termes : « Ne comptez pas sur moi pour vous enrichir. Je ne suis pas une machine à sous. Je ne cherche qu’à remuer le cœur et l’esprit des gens, à leur faire partager mes joies et mes peines ».

Elle saura se défendre toute seule et, comme pour affirmer que l’argent n’est pas la grande affaire de sa vie, elle prend comme première décision de limiter le nombre de ses apparitions en public à moins d’une cinquantaine par an.

Mais un jour, la foudre tombe sur sa vie : le 23 novembre 1963, J.F.K. est assassiné à Dallas. « Au moins une fois dans mon existence, j’ai cru que j’allais devenir folle », dira-t-elle.

Joan Baez en 1963 lors de la Marche vers Washington

Elle donne mauvaise conscience à l’Amérique

 

Peu de temps après, une rencontre décisive va orienter définitivement sa carrière, qui deviendra pour elle une vocation, presque un sacerdoce. Le chanteur Bob Dylan la révèle à elle-même. Il lui fait prendre conscience de ses responsabilités. Les temps sont trop graves pour que la chanson se contente d’entretenir l’illusion que tout va bien. Il en fait une chanteuse engagée.

Pendant quelques mois, Bob et Joan seront inséparables. Ils chanteront en chœur, de festival en festival, des refrains qui vont donner mauvaise conscience à l’Amérique. La « Madone du folksong » devient la « Pasionaria de la protest song ». Elle s’installe dans la contestation avec armes et bagages. Et si ses armes se limitent à une guitare espagnole et à une voix un peu irréelle, il lui suffira de quelques couplets pour effacer sa première image trop angélique.

Joan Baez se fait l’apôtre de la non-violence. Elle prend la défense de tous les opprimés, se fait la disciple de Gandhi et de Martin Luther King. Elle participe, toujours à pieds nus, à toutes les marches noires sur Washington, à des « sittings » au milieu des réserves d’Indiens déracinés, elle glorifie le syndicalisme américain en ressuscitant la mémoire de ses martyrs (comme John Hill) et elle fait un best-seller de sa ballade dédiée à Sacco et Vanzetti (ces anarchistes italo-américains exécutés sur la chaise électrique pour espionnage). De son chant « We shall overcome » (nous vaincrons), elle fait le cri de guerre de tous les réfractaires, ce qui lui vaudra un surnom de plus : la « Madone des mal-aimés ».

Elle fonde une école de la non-violence

 

Elle épouse entre-temps un objecteur de conscience, David Harris, qui sera emprisonné pendant trois ans pour avoir refusé d’aller se battre au Vietnam. Joan Baez fait alors du pacifisme son principal cheval de bataille. Elle incite les jeunes à refuser le service militaire, prend la défense des insoumis et des déserteurs.

Pour « donner l’exemple », elle refuse de payer 40 % de ses impôts, pourcentage correspondant à l’effort de guerre national. Entre chaque chanson, elle fait un petit commentaire contre la guerre et, lors d’un de ses passages, en 1971, à la télévision française, il faudra même couper l’antenne en catastrophe sur des propos un peu trop antiaméricains.

Elle fonde sur les bords du Pacifique un « Institut pour l’étude de la non-violence », qu’elle finance personnellement à coups de millions de dollars. Elle proclame à tout propos : « Je suis une anarchiste pacifiste. C’est l’amour qui sauvera le monde ».

À une foule de 40 000 personnes, elle impose une minute de silence et fait allumer une flamme de briquet ou d’allumette à la mémoire des 200 000 victimes de la bombe d’Hiroshima.

Curieusement, son attitude résolument frondeuse, son défi ouvertement lancé aux institutions ne lui ont pas attiré de réactions véritablement hostiles de la part des autorités américaines, pourtant chatouilleuses sur le chapitre du civisme. Tout au plus lui saisit-on sa maison, sa voiture et lui confisque-t-on une partie de son compte en banque pour la forcer à s’acquitter de ses arriérés d’impôts (car cette « bonne sœur » des opprimés n’hésite pas à se faire payer près de 100 000 $ par gala, le plus gros salaire du music-hall à l’époque, avec celui de Barbara Streisand). À 5000 $ le refrain, il est incontestable que la chanson contestataire se portait bien !

Comment expliquer l’impunité relative dont semble avoir bénéficié cette grande prêtresse de la révolution culturelle, qui ne s’agenouillait devant rien ni personne ? Était-ce son apparente candeur, sa désarmante sincérité, cette rigueur morale qu’elle s’obstinait à vouloir incarner ? Ou cette froide détermination qui la poussait à aller toujours plus loin dans son combat, jusqu’au bout de ses idées, quels qu’en soient les risques, ce qui impressionne toujours de la part d’une femme ?

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