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La guerre des Romains contre Jugurtha constitue un des plus beaux épisodes de leur histoire. C’est de cette lutte si longue et si acharnée que date la décadence des anciennes mœurs des descendants de Romulus ; c’est à partir de là que prend naissance cette rivalité de Marius et de Sylla, qui va entraîner la République à sa ruine. Les péripéties de ce que l’on peut appeler une épopée sont racontées par Salluste, épopée où l’on voit un prince barbare tenir en échec la puissance formidable qui domine l’univers de l’époque.
Jugurtha, fils naturel de Mastanabal et d’une esclave, est élevé à la cour de son oncle Micipsa, roi de Numidie. Ce pays est, depuis Massinissa, l’allié de Rome. Quoique Micipsa ait deux fils, Adherbal et Hiempsal, il s’occupe néanmoins beaucoup de son neveu que ses qualités hors du commun épatent les Numides : sa beauté, sa force, son adresse à monter à cheval, à lancer le javelot, son habileté à la chasse et à tous les exercices violents le placent au-dessus de ses compagnons dont il sait d’ailleurs se faire apprécier. Mais Micipsa se rend compte avec chagrin de la grande ambition qui anime le jeune prince et, craignant pour ses deux fils, il cherche à s’en débarrasser : ses pièges échouent.
Il l’envoie alors à la guerre de Numance, qui a résisté pendant vingt ans à la conquête romaine. Jugurtha y conquiert par son courage et ses exploits l’amitié de Scipion Emilien, général des Romains et revient couvert de gloire. Le roi change alors son fusil d’épaule, et veut couvrir Jugurtha de ses bienfaits : il le désigne comme successeur conjointement avec ses fils. Après la mort du roi, les trois princes se partagent la Numidie. À peine sur le trône, Jugurtha fait assassiner Hiempsal qu’il ne porte vraiment pas dans son cœur. Adherbal, pour venger la mort de son frère, et pour sa propre défense, tente de provoquer Jugurtha par les armes. Vaincu par son rival, il s’enfuit dans la « provincia romana », et de là se rend à Rome. Des ambassadeurs que Jugurtha envoie auprès du sénat, chargés de riches présents pour les nobles qu’il a connus précédemment au siège de Numance, parviennent à changer l’avis de la majorité des sénateurs. Malgré l’opposition des tribuns et du peuple, on décrète que la Numidie sera partagée entre Adherbal et Jugurtha. Ce dernier corrompt encore les commissaires du sénat et se fait attribuer la partie la plus intéressante de la Numidie. Mais, poussé par son ambition insatiable, il repart bientôt en guerre, remporte une bataille sur son frère d’adoption et le force à se réfugier dans Cirta, la Constantine algérienne actuelle. Il s’empare de cette ville avant que les Romains n’aient pu se courir Adherbal et, au mépris de toute promesse, il lui donne la mort après les plus cruels des supplices.
Quand la nouvelle de ce nouveau crime parvient à Rome, l’indignation du peuple est à son comble. Ni les intrigues des partisans de Jugurtha, ni l’or apporté par ses nombreux émissaires, rien ne peut faire changer l’opinion publique déjà si fortement ulcérée contre lui. La guerre est déclarée au prince numide. Le consul Calpurnius, chargé du commandement des troupes romaines, passe en Afrique, livre d’abord quelques combats, mais il se laisse ensuite corrompre. Après avoir conclu un traité de paix tout à l’avantage de Jugurtha le consul quitte l’Afrique pour aller à Rome tenir les comices. La nouvelle de cette honteuse négociation, unique jusqu’alors dans l’histoire de Rome, provoque le soulèvement du peuple contre les nobles. Un ordre est donné de rechercher les auteurs du traité et leurs complices. Jugurtha lui-même est convoqué à Rome pour venir se justifier. Il obéit aussitôt, confiant qu’il est dans la corruption de ses juges. Il se paie de nouveaux alliés et corrompt même jusqu’à des tribuns. Un descendant de Massinissa sollicite à ce moment, auprès du sénat, le trône de Numidie ; il est assassiné par les sbires de Jugurtha.
La guerre recommence : Albinus, consul désigné, fait transporter en Afrique des vivres, de l’argent, et tout ce qui est nécessaire aux troupes. Jugurtha fait traîner les choses en longueur et, délais après délais, il se moque du consul par ses continuels ajournements et atermoiements. Albinus part pour Rome et laisse l’armée sous la conduite de son frère, le propréteur Aulus. Celui-ci est un incapable et un fier-à-bras.
Jugurtha l’attire dans des endroits inexpugnables et inextricables et lui impose la plus ignominieuse des conditions. L’armée romaine doit évacuer la Numidie dans les dix jours. Cette capitulation qu’est contraint d’accepter le propréteur romain n’est pas l’objet d’une sanction de la part du sénat : on la déclare infâme.
Peu après le peuple nomme consul Quintus Caecilius Metellus, personnalité qui jouit de la plus haute estime de tous les partis. Ce général, chargé de la guerre de Numidie, s’embarque pour l’Afrique. Il commence par rétablir la discipline dans son armée. Quand il voit que ses troupes ont compris ce que sont devoir et obéissance, il les conduit contre l’ennemi. Jugurtha s’aperçoit qu’il a en face de lui un capitaine bien différent de ceux auxquels il a eu précédemment affaire, un capitaine qui ne peut être ni corrompu, ni surpris, déployant une activité sans limites et montrant des qualités militaires bien plus grandes que par le passé. L’homme politique avisé a fait place à un général habile, prévoyant, courageux, riche en ressources ; il a ennobli sa charge et l’on n’aperçoit plus en lui que le défenseur de son pays. Mais que peut donc faire Jugurtha avec une armée si inférieure aux Romains sous le rapport de la discipline et de la manière de combattre ? Mises à part les différences que les siècles et les progrès de l’art militaire ont apportées, les Numides de Jugurtha sont fort semblables aux Arabes d’Abd el-Kader qui a résisté quinze ans aux forces françaises : l’un comme l’autre était sans doute d’un niveau supérieur à son peuple. Mais le premier devait toutefois succomber devant la civilisation romaine, comme le second devant la civilisation française. Toute leur gloire a été de résister pendant de longues années, et de faire payer chèrement leur défaite.
Des batailles perdues, des villes enlevées, des conspirations tramées contre sa vie obligent Jugurtha à se réfugier chez les Gétules, au sud de la Numidie et de la Mauritanie. Un pacte qu’il conclut avec Jochus, roi de Mauritanie, son beau-père, lui permet de reprendre l’offensive. Pendant que Metellus se fait fort de terminer la guerre, le commandement passe de ses mains dans celles de Marius, son lieutenant, auquel le peuple, qui haïssait la noblesse, venait de décerner le consulat. Marius effectue de nouvelles levées à Rome, enrôle les prolétaires, ce qui ne s’est encore jamais vu, s’embarque pour l’Afrique avec des troupes considérables et toutes sortes d’impedimenta. Il arrive rapidement à Utique et entre immédiatement en campagne. Il porte la guerre dans les provinces les plus riches de la Numidie. Bocchus et Jugurtha dé- cident de se séparer à l’approche de Marius ; ils se retirent chacun de leur côté dans les parties les moins accessibles et les plus reculées. Sans cesse sur ses gardes, Marius suit les Numides ; il prend possession des villes qu’ils ont abandonnées et il pénètre profondément dans le pays. Thapsa et une autre ville importante où sont entreposés les trésors de Jugurtha tombent l’une après l’autre. Le prince numide essuie encore de sanglantes défaites, mais ne se décourage pas. Quant à Bocchus, son allié, prévoyant que Jugurtha ne se relèverait pas de ses pertes à répétition, il demande une entrevue avec Marius ou avec quelques-uns de ses officiers. On lui envoie le questeur Sylla, jeune homme distingué d’origine patricienne, tout récemment arrivé au camp avec la cavalerie levée à Rome. Sylla annonce au roi de Mauritanie qu’ayant offensé la République en secourant Jugurtha, il doit le livrer pour expier sa faute. Dans le même temps, les envoyés de Jugurtha essaient de convaincre Bocchus de livrer Sylla entre les mains de leur maître, prétendant que c’est le moyen le plus sûr d’obtenir des conditions honorables de la part de Rome. Le Maure, entre trahir les Numides d’une part et céder aux volontés romaines, hésite longuement. Ses affinités le portent vers ceux-ci ; la crainte le pousse vers ceux-là et c’est la crainte qui est la plus forte. Il fixe un rendez-vous ; il exhorte Sylla et le roi des Numides à s’y rendre sans escorte. Il a disposé un corps de troupe en embuscade. Sylla et Jugurtha arrivent à l’aube ; Bocchus donne un signal, les compagnons de Jugurtha sont massacrés, le prince est lui-même enchaîné et livré à Sylla qui le conduit à Marius.
Ainsi se termine, par un odieux guet-apens, cette guerre que le courage et l’habileté du chef numide ont prolongée de presque sept années. Les Romains ne font pas preuve de clémence envers l’adversaire redoutable que seule la trahison livre entre leurs mains. Après avoir « décoré » le triomphe de Marius, Jugurtha est jeté dans un cachot humide où il s’exclame en entrant : « Ô Hercule ! Que tes étuves sont froides ! » Six jours entiers, il lutte contre la faim et meurt à l’âge de cinquante-quatre ans, après quatorze années de règne.
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