Et si cette idée incroyable qui émergea de l’esprit de Victor Lustig de vendre au plus offrant un joyau du patrimoine national n’était en fait pas aussi originale que cela ?
C’est en tout cas ce que semble démontrer l’histoire d’Arthur Ferguson, qui, quelques années avant Lustig, aurait mis au point le principe à la base du chef-d’œuvre de Lustig.
Arthur Ferguson est écossais. Après une vie de comédien bien remplie, c’est dans les rues de Londres qu’il aime à passer ses journées de retraité. Sans doute l’homme s’ennuie-t-il de toutes ces heures à n’avoir rien à faire, ou peut-être sont-ce ses talents d’acteur qui se mettent à nouveau à le démanger. Ainsi, voilà que par une belle journée de l’année 1920, alors qu’il se trouve sur le célèbre Trafalgar Square à observer les badauds et les touristes admiratifs devant la haute colonne qui trône au centre de la place, il repère parmi cette foule un Américain, se présente à lui et s’improvise guide touristique. C’est avec tout son jeu d’acteur qu’il explique au touriste que la statue plantée au sommet de l’obélisque représente l’amiral, Lord pour les Anglais, Nelson, un des plus grands hommes qu’ait connus la Royal Navy et qui s’illustra lors de la bataille de Trafalgar où, malheureusement, il perdit la vie héroïquement, d’où le nom de la place. Et le voilà parti dans une reconstitution de l’histoire de cette bataille, mimant tantôt l’amiral, tantôt les Français.
Et le moins que l’on puisse dire est que l’Américain est absorbé par le récit de l’ancien acteur, lorsque tout à coup, Ferguson s’interrompt, son visage se fait blafard et c’est à présent de la tristesse qu’on peut lire dans ses yeux. Un silence s’installe pendant quelques minutes, le temps nécessaire pour parfaire l’effet, puis il s’excuse auprès de son spectateur. Mais voilà, c’est encore un secret, mais son poids est trop pesant et la douleur trop forte, alors tant pis, voilà la raison de sa soudaine tristesse est que bientôt le beau monument, fierté nationale, va disparaître. La statue, la fontaine, la colonne et les lions qui se trouvent à ses pieds vont être vendus, la Grande-Bretagne ne pouvant faire autrement pour faire face au déficit abyssal qui est le sien actuellement.
Et si sa douleur est aussi intense, c’est qu’il fait partie des personnes ayant reçu pour mandat du gouvernement de trouver acquéreur et de réaliser la vente. Enfin, une chose le rassure, le Premier ministre s’est engagé en personne à ne vendre qu’à des personnes dignes de confiance.
L’Américain, un peu décontenancé par l’apparente tristesse de son interlocuteur, n’en perd pas le nord pour autant et, voyant déjà le prestige que pourrait lui valoir un tel monument devant l’entrée de sa propriété, s’enquit du prix. Six mille livres, s’entend-il répondre. Certes, cela représente une certaine somme, mais avoir chez soi un tel témoin de l’histoire n’a pas de prix, surtout pour un Américain dont la richesse de l’Histoire européenne complexe un peu face à la leur si récente. Il n’y a plus à hésiter, le voilà donc occupé, du mieux qu’il peut, à rassurer Ferguson, sur le fait qu’il n’y a pas meilleur endroit pour recevoir comme il se doit le monument, et qu’il est certainement le meilleur candidat qu’il pourra trouver pour cette acquisition. L’Écossais prend bonne note de tous les arguments de l’Américain, mais devant au préalable recevoir l’accord du gouvernement, rendez-vous est pris dans un pub pour le lendemain. Et le lendemain à l’heure convenue, Ferguson explique que bien sûr l’affaire ne fut pas facile à négocier, qu’il a dû batailler ferme pour faire accepter le fait que le monument allait se retrouver en dehors de l’Empire, mais qu’il a fini par arracher un oui. Donc, la colonne Nelson – et tout ce qui va avec – n’attendait plus que la signature d’un chèque dûment rempli pour changer de propriétaire. Ce que s’empressa de faire l’Américain. Ferguson lui remit un reçu et les personnes à contacter pour procéder au démontage de l’édifice et à son transport jusqu’aux États-Unis.
Il ne resta plus à l’arnaqueur qu’à encaisser au plus vite le chèque et à disparaître, et c’est en effet ce qu’il fit. Quant à l’Américain, c’est sans doute dans un fou rire généralisé qu’il fut accueilli par le personnel de l’entreprise que lui avait indiquée Ferguson. N’ayant plus qu’à se tourner vers Scotland Yard faire constater, le rouge au front, à quel point, et de quelle manière, il s’était fait rouler dans la farine par un drôle de guide.
Fort de ce premier succès, pas question pour Ferguson de s’arrêter en aussi bon chemin. Après le symbole de Trafalgar Square, c’est Big Ben qui trouva acquéreur pour 1000 livres, puis il encaissa un acompte de 2000 livres pour Buckingham Palace. Et visitant Paris, il aurait réalisé le même coup que Lustig, en vendant lui aussi la Tour Eiffel. Et chaque fois, l’acheteur est un Américain en visite en Europe, Ferguson ayant vite compris qu’ils étaient les pigeons idéaux pour ce genre de piège. Tant et si bien qu’il décida de poursuivre ses opérations là où se trouvait sa clientèle et s’établit aux États-Unis où les affaires reprennent de plus belle. En 1925, il arrive à louer à un Texan la Maison-Blanche pour 99 ans pour la modique somme de 100 000 $ par an, le premier loyer devant évidemment être payé d’avance.
Ferguson sait que pour durer, il faut savoir s’arrêter à point. Sa fortune étant garantie pour le restant de ses jours, il décide, en guise d’apothéose, de réaliser un dernier coup.
Car il n’est pas question pour lui de quitter le monde de l’arnaque sans faire un dernier coup ! Ce sera malheureusement pour lui celui de trop. Faisant exception à sa règle, ce n’est pas à un Américain qu’il va s’en prendre cette fois, mais à un Australien, et comme ce doit être le terme de sa carrière, il choisit un symbole – et quel symbole -, la statue de la Liberté. Prix de vente : 100 000 $. C’est, explique-t-il à l’Australien, suite à un projet d’élargissement et de modernisation du port de New York que les autorités ont décidé de vendre la statue qui se trouve en plein milieu du futur chantier et n’a donc plus sa place dans le nouveau port. Au pays où l’économie prime sur tout le reste, il ne faut s’étonner de rien, se dit l’Australien, qui demande quelques jours pour réunir la somme nécessaire, et l’affaire sera conclue. Pour célébrer la perspective de la signature du contrat, Ferguson se laisse photographier aux côtés de son client au pied du monument.
Dans ce genre d’arnaque, la clé du succès est que les choses se fassent vite, il ne faut pas laisser le temps à la future victime de se retourner, de se renseigner et de répandre le bruit de l’affaire qu’il va réaliser autour de lui. Chaque jour avant le moment du paiement est un jour de trop. Alors, Ferguson se fait pressant, trop pressant, ce qui finit par mettre la puce à l’oreille de l’Australien. Celui-ci se rendit à la police pour faire part de ses doutes, photo en main. Ayant déjà connaissance de certains de ses agissements, la police put enfin mettre la main, grâce à l’Australien, sur l’homme qui vendait des monuments.
Ferguson écopa d’une peine de cinq ans de prison d’où il sortit en 1930. Il s’installa alors à Los Angeles où il termina sa vie de façon assez confortable, notamment grâce aux fruits de quelques petites arnaques plus simples à mettre en place. Il décéda en 1938. Mais peut-être que la plus belle arnaque liée à Ferguson est sa propre existence, quelques historiens remettant le fait qu’il ait vraiment existé en doute, par manque de preuves.