La sonnerie aux morts résonnait, particulièrement émouvante ce mercredi, dans ce petit cimetière de la Mulatière. Près des drapeaux tricolores se tenaient deux imams et le recteur de la mosquée de Lyon. Soutenu par la mairie, un hommage à des soldats musulmans longtemps oubliés, qu’un historien amateur a retrouvés. C’était l’été 2006. Frédéric Couffin travaillait alors sur les soldats français de 14-18. Le fossoyeur de la Mulatière, qui le voyait souvent rôder près du monument aux morts, lui a dit un jour : « Au fond du cimetière, il y a un caveau bizarre que personne ne connaît, ça devrait vous intéresser. »
L’historien est allé au fond du cimetière et il y a découvert un curieux monument, d’inspiration orientale. Envahie d’herbes folles, la stèle portait une niche ogivale, sous un très marocain petit toit de tuiles vertes. Sur une plaque de marbre était écrit : « Aux morts musulmans pour la France – 1914-1918 ».
Aucun nom, aucune date. L’historien a pensé à un mausolée, personne ne savait lui dire de quoi il s’agissait. Intrigué, il a commencé à fouiller les archives. Et découvert en quelques mois que deux cent un soldats étaient enterrés là. Oubliés. Frédéric Couffin a retrouvé une à une les identités, retracé le parcours de la plupart de ces hommes, avant d’écrire l’histoire très instructive du caveau de la Mulatière. Une histoire qui rappelle qu’une nation comme la France est composée de multiples identités.
Pendant la Grande Guerre, cette boucherie, Lyon et sa banlieue, situés très en arrière du front, accueillaient plus de septante unités hospitalières, pour une part improvisées, dans le lycée d’Oullins par exemple. De nombreux soldats gazés sont venus s’y faire soigner, et parmi eux des musulmans, troupes de l’Empire appelées à la rescousse pour remplacer les hommes tombés au front. D’autres, ouvriers, sont venus travailler dans les usines d’armement qui se trouvaient au sud de Lyon, notamment dans le quartier de l’Artillerie de Saint-Fons, et certains y sont morts sous des bombardements.
À partir de 1916, l’armée demande aux mairies du coin de bien vouloir réserver des carrés musulmans dans leurs cimetières, pour inhumer leurs soldats qui meurent dans les hôpitaux. La Mulatière en accueille septante-deux la première année et le gardien, fin septembre, demande une augmentation de salaire pour creuser les fosses des musulmans. La mairie refuse, et s’assure que ces hommes sont bien enterrés selon leur rite, allongés sur le flanc droit, la tête tournée vers la Mecque.
Dès l’été 1916, les tombes alors individuelles de ces soldats morts loin de chez eux sont fleuries par les habitants de la Mulatière comme celles des enfants du pays morts pour la France. Les écoliers et les anciens combattants de 1870 s’en chargent, effeuillant des fleurs sur leurs stèles le 1er novembre. Le 16 novembre 1918, cinq jours après l’armistice, l’armée demande un dernier carré pour cinquante hommes. Au total, deux cent deux auront été enterrés là en trois ans.
Pendant les premières années après-guerre, les habitants continuent de soigner leurs morts musulmans. Ils ne sont bientôt plus que deux cent un, car une famille tunisienne, recherchant son fils, l’a trouvé là, et a obtenu le rapatriement de ses restes. Le ministère des Pensions alloue 4 francs par tombe pour l’entretien, mais il n’accepte de prendre en charge les concessions perpétuelles que pour les soldats, et les ouvriers pris sous les bombardements de l’ennemi dans les usines de munitions. Ceux-là sont « morts pour la France ». Ils sont cent treize. Pour les quatre-vingt-huit autres, rien n’est prévu. Le maire décide alors de faire construire un caveau commun, avec un monument. Mais le ministère n’est pas chaud. Les carrés lui suffisent. Paul Nas prend alors contact avec le premier recteur de la Mosquée de Paris, également président de la Société des Habous des lieux saints de l’islam, sorte de CFCM avant l’heure...
Un architecte de la région lyonnaise imagine le monument, amendé par l’un des trois architectes de la Mosquée de Paris, construite en grande partie avec des fonds français pour remercier les musulmans de leur dévouement dans la guerre. La Mosquée de Paris fait parvenir les tuiles vertes, cent vingt vernissées et quatre-vingts non vernissées. Et le caveau est terminé en décembre 1936. Les hommes sont alors exhumés. Le maire aurait voulu réunir tous ces musulmans morts, directement ou non, des violences de cette guerre. Mais le ministère ne plie pas : seuls ceux qui sont officiellement morts pour la France peuvent reposer là. La municipalité installe les autres à côté, dans une fosse commune.
Le caveau est inauguré le 9 mai 1937, en présence du recteur de la grande Mosquée de Paris. Le Progrès du lendemain rend compte du discours prononcé par le maire. Il y explique son attachement à ces hommes. Avant-guerre, il a beaucoup voyagé chez eux. Puis du côté de Verdun, il a partagé leurs tranchées, leurs souffrances. Les a vus découvrir le froid. Maire depuis 1912, Paul Nas veut s’attacher à entretenir ce tombeau. Il le fera jusqu’à sa démission, malade, en 1939. La boucherie suivante commence. Paul Nas meurt peu après.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, tout le monde oubliera le tombeau. Seules les herbes folles viendront encore le visiter. Jusqu’à ce que le fossoyeur glisse à Frédéric Couffin, à l’été 2006...