J’ai déjà dit que le Moyen Âge ne fut pas scientifique. L’innovation de Thalès – le rejet des traditions – va permettre à la science grecque de se développer, mais le développement sera limité, les principaux acquis durables ne se faisant qu’en arithmétique, en géométrie et en astronomie. La médecine grecque, malgré son souci de rationalité, n’a que très peu de vraies découvertes à son actif. La physique grecque, bien qu’également soucieuse de rationalité, divague entre les quatre éléments, les atomes ou les cinq polyèdres. La chimie grecque n’existe que sous la forme, entièrement fausse dans ses idées de base, de l’alchimie. La botanique et la zoologie grecques ne sont que la description superficielle des plantes et des animaux utiles ou spectaculaires. Bref, la science grecque, au moment où les Romains vont en recevoir l’héritage, est à la fois considérable et dérisoire. Sur la constitution intime de la substance du monde, sur les lois du mouvement, sur les positions des étoiles et des planètes, sur la nature de la lumière ou de la chaleur, sur les relations entre les animaux et les plantes, sur le fonctionnement du corps humain et sur ses dysfonctionnements, on ne sait RIEN. Il est vrai que les Barbares en savaient encore moins, si c’est possible ! Bien. Donc, au début de l’Empire romain, le savoir grec, à la fois prestigieux et fort limité, est traduit en latin, par des hommes comme Vitruve ou Pline l’Ancien. En même temps, l’immensité géographique de l’Empire, en contact avec la Grande-Bretagne à l’Ouest et la vallée de l’Indus à l’Est, entraîne la rencontre d’innombrables courants de pensée archaïque, venus de tous les horizons mais surtout d’Orient : brahmanisme et bouddhisme des Indiens, mazdéisme, zoroastrisme et mithraïsme des Perses, astrologie des Chaldéens, culte d’Isis et Osiris des Égyptiens, culte de Cybèle des Phrygiens, mystères d’Eleusis des Grecs, orphisme des Thraces, judaïsme et christianisme des Juifs, etc.
Ces courants seront plus forts que la rationalité et la plupart des penseurs s’en remettront à l’une ou l’autre tradition. On sait que, en Europe, dans ce qui reste de l’Empire romain, ce sera la tradition chrétienne qui l’emportera. Plus la moindre science – au sens que nous avons dit – jusqu’en 1543 ou à peu près. Pas de science et donc pas d’erreur au sein de la science, ce qui fait que nous pouvons allègrement passer de la fin de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge. En fait, la date de 1543 est évidemment conventionnelle. La science n’est pas née subitement, le soir du 20 mai 1543, jour de la sortie de presse d’un petit livre d’un astronome polonais, Nicolas Copernic, publié à Nuremberg, et intitulé De revolutionibus orbium coelestium.
Ce livre expose une idée vraiment révolutionnaire, que l’on va appeler l’héliocentrisme.
Ce n’est pas la Terre qui est au centre du monde, mais c’est le Soleil. Et la Terre n’est qu’une planète tournant autour du Soleil, en même temps que, dans l’ordre d’éloignement par rapport à l’astre que les Grecs appelaient Hélios, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne. Vraiment, la théorie de Copernic aura un immense retentissement, elle va rencontrer la farouche opposition de l’Église catholique romaine, et elle marque l’avènement de la science vraiment moderne. Il ne s’agit pas d’erreur, bien au contraire, mais il est utile de s’arrêter quelques instants en ce milieu du XVIe siècle, car c’est vraiment un moment décisif dans l’histoire des hommes. J’ai dit que la science est née avec Thalès de Milet. Mais j’ai aussi dit que cette science antique est encore bien fragile – comme je l’ai montré, je crois, avec les formidables erreurs de Platon et d’Hippocrate ou avec les extravagances de l’alchimie. En fait, la science des Grecs était fondamentalement incomplète. Elle était basée sur l’observation et sur le raisonnement, qui est le rejet des traditions. Observation et raisonnement sont deux ingrédients absolument indispensables de toute démarche scientifique. Mais ce n’est pas suffisant ! Si le chercheur se borne à quelques observations et s’il en déduit, par le raisonnement, des conclusions, celles-ci risquent d’être totalement erronées.
Thalès observe qu’une unité – par exemple la graine d’une plante – peut donner une multiplicité – des feuilles, des fleurs, des fruits… Bien observé ! Il en conclut que toute la multiplicité du monde doit s’expliquer par un principe unique.
Raisonnement rapide, vraiment trop rapide… À la fin du Moyen Âge, ce qui manquait à la recherche scientifique va apparaître : l’instrumentation. Les instruments vont révolutionner, le mot n’est pas trop fort, les possibilités de l’observation.
C’est ce qui a presque totalement manqué aux Grecs. Un instrument permet deux choses, toutes deux essentielles. D’une part, il permet d’observer ce qui est inobservable avec les sens nus. D’autre part, il permet de quantifier l’observation, c’est-à-dire de faire une mesure, d’obtenir un nombre. Quel était l’instrument de Copernic ? Un simple goniomètre, c’est-à-dire ce que les dessinateurs appellent aujourd’hui un rapporteur, permettant de mesurer l’angle qui sépare deux astres. De tels goniomètres étaient déjà utilisés pendant l’Antiquité grecque. Mais le goniomètre de Copernic n’est pas un petit objet que l’on tient en main, c’est un quart de cercle très grand, dessiné sur un mur. Si bien que l’on peut mesurer les angles avec une bien plus grande précision et que l’on peut percevoir des différences que l’on ne soupçonne pas avec un instrument de mesure trop petit. La Renaissance verra ainsi apparaître toutes sortes d’instruments qui vont littéralement repousser l’horizon des observations. Bientôt, il y aura des télescopes, permettant de voir des étoiles invisibles à l’oeil nu, et des microscopes, permettant de découvrir des êtres vivants imperceptibles par l’observation ordinaire. Des thermomètres permettront d’apprécier le très chaud ou le très froid, que le sens du toucher ne peut pas discriminer. Des baromètres permettront d’observer les modifications de la pression atmosphérique, phénomène tout à fait imperceptible par les sens… Donc, non seulement on commence à percevoir ce qui était irrémédiablement imperceptible, mais on obtient des nombres – des angles entre les étoiles, des températures, des pressions de l’air… La science est enfin en possession de tous ses moyens : l’observation usuelle ou instrumentée, le raisonnement, le calcul, puisque avec des nombres résultant de l’observation on pourra établir des équations, des lois et donc des prévisions mathématiques… En somme, l’instrumentation d’un côté prolonge l’observation et d’un autre côté prolonge le raisonnement, car le raisonnement purement qualitatif des Anciens est maintenant remplacé par le raisonnement mathématisé des Modernes, beaucoup plus puissant. Je pense qu’il est très important de comprendre que la science, la science telle qu’on la pratique aujourd’hui dans tous les centres de recherche du monde, est née en deux temps. D’abord, au VIe siècle avant Jésus-Christ, la science naissante résulte de la combinaison de l’observation et du raisonnement – ce qui ne pouvait guère aboutir qu’aux découvertes des géomètres. Ensuite, au XVIe siècle, l’ajout de l’instrument, c’est-à-dire à la fois l’observation prolongée et la mathématisation, va permettre la naissance de la physique, de la chimie, de la biologie… Eh bien, Copernic a accompli une oeuvre remarquable et décisive. Il ne fut cependant pas à l’abri de l’erreur. Il a compris que l’on pouvait mieux expliquer les mouvements des planètes avec le Soleil au centre du monde, plutôt que la Terre.
C’est très bien. Mais il a voulu que les planètes tournent sur des cercles, car il n’a pas pu se résoudre à abandonner la tradition, léguée par les Grecs, consistant à admettre que le mouvement parfait est le mouvement circulaire.
Cette idée de la perfection du cercle est d’ordre esthétique, basée sur la symétrie, c’est-à-dire l’équilibre. Dans un cercle, tous les points sont à la même distance d’un centre.
Ce sera Johannes Kepler, un astronome allemand, qui montrera que les orbites planétaires sont en réalité elliptiques. Mais n’allons pas trop vite. Avant Copernic, mais dans la même ambiance de rénovation de la Renaissance, un autre personnage bouleverse tout à la fois la médecine et l’alchimie. Il était Suisse, de langue allemande et s’appelait Philippe Auréole Théophraste Bombast von Hohenheim, ce qui est un peu long, et il se faisait appeler Paracelse, ce qui est beaucoup plus court. On lui doit essentiellement trois idées, deux bonnes et une mauvaise. La première bonne idée, qui date pense-t-on de 1528, est d’utiliser le terme Chemy pour distinguer les recherches sérieuses des travaux fallacieux des alchimistes. En français, on commencera à parler de chymie, science sérieuse, pour l’opposer à l’alchimie, science illusoire. Paracelse fut un des premiers, et ce n’est pas rien, d’une part, à dénoncer les espoirs extravagants des alchimistes mais, d’autre part, à reconnaître que leurs travaux de laboratoire ont permis de mieux connaître certaines propriétés de certaines substances. La deuxième bonne idée, typique de l’époque, c’est d’introduire les instruments des chimistes en médecine. Depuis la plus haute antiquité, les médecins faisaient appel à des médicaments, essentiellement d’origine végétale. Paracelse ne s’y oppose pas, mais il insiste pour que la médecine fasse également appel aux produits préparés dans les laboratoires des chymistes. On peut donc considérer Paracelse comme le fondateur de la chimie au sens actuel du terme et, aussi, comme l’introducteur en thérapeutique de substances préparées à l’aide de méthodes instrumentales. La troisième idée est nettement moins bonne.
C’est une erreur typique, comme celles que nous avons déjà rencontrées, due à un raisonnement trop rapide. Paracelse constate qu’en brûlant un morceau de bois, il se forme une cendre, qu’il se dégage de la chaleur et qu’il se forme de la fumée. D’où l’idée d’une trinité fondamentale de toute substance.
Toute matière contient donc 1° un principe de salinité, ce qui explique la cendre – principe que Paracelse identifie au sel, 2° un principe de combustibilité – le soufre et 3° un principe de volatilité – le mercure. La théorie des trois principes paracelsiens – sel, soufre, mercure – entrera donc en concurrence avec la vénérable théorie des quatre éléments d’Empédocle-Platon-Aristote. Mais elle n’est pas mieux fondée. On voit, avec l’erreur de Paracelse, à quel point il est difficile de passer de l’esprit pré-scientifique à l’esprit scientifique. Paracelse, en tenant compte des phénomènes de combustion, d’ailleurs convenablement observés, construit son raisonnement sur une base plus large que l’ont fait Thalès ou Platon. Mais il va trop vite pour en tirer des idées générales. D’accord, la combustion révèle trois principes dans le bois et dans les autres combustibles. Mais pourquoi en déduire qu’il y a trois principes dans toutes choses ? En outre, Paracelse va refaire le même raisonnement hâtif qu’Hippocrate.
Celui-ci avait déduit les quatre humeurs des quatre éléments. Paracelse déduira aussi des rapports entre les diverses maladies et les trois principes.