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Tour à tour homme ou femme, selon les circonstances, il joue parfois les deux rôles dans les mêmes milieux, réussissant à se dérober aux investigations et ne laisser personne connaître sa véritable personnalité. Transsexuel, mystificateur, le doute a longtemps plané sur ce Chevalier héros de guerre, Charles d’Éon de Beaumont.
Si le voile a été levé au moment de sa mort sur sa véritable identité sexuelle, tous ceux qui l’ont côtoyé n’ont pu mettre de mot sur le phénomène qu’était cet étrange personnage. Pour le verdict de l’autopsie, nous attendrons la fin de l’histoire, car le plus intéressant les raisons et les caractéristiques de ses originalités.
Ce personnage à la fin de sa vie féminin, et selon les termes mêmes de Beaumarchais, qui fume, boit et jure comme un estafier allemand, a été déclaré garçon à la naissance. Noble, il reçoit une éducation exemplaire et exerce des emplois dans les plus hautes sphères. Son physique est caractérisé par un petit bassin, un corps imberbe et un visage très délicat. Bien que sa voix douce et son apparence gracile fassent douter de sa masculinité, il incarne une grande vigueur et il est admis comme une des lames redoutables du temps, caractéristique uniquement virile à l’époque.
Il fait la guerre et devient chevalier, puis est utilisé pour passer les messages de guerre dans une forme de diplomatie bien différente de maintenant. Il s’illustre donc une première fois en tant que femme en Russie, très jeune. Il est chargé par Louis XV d’apporter des lettres secrètes à la tzarine Élisabeth, dissimulées dans la reliure d’un livre de Montesquieu. Il apparait travesti à la Cour de Russie, et est présenté à l’impératrice sous le nom de Mlle Lia de Beaumont, admis parmi les demoiselles d’honneur comme lectrice. Cette couverture diplomatique exceptionnelle le suivra toute sa vie…
Il devient par la suite ministre plénipotentiaire, c’est-à-dire diplomate, auprès du roi d’Angleterre. Rapidement couvert de dettes, il est en plus accusé d’avoir voulu faire empoisonner le roi, en glissant de l’opium dans son vin. Son apparence physique fluette ajoute aux persécutions politiques les premiers doutes sur sa virilité, et cela nuit gravement à son image, car les suppositions vont de bon train. Certains lui attribuent les deux sexes, d’autres parlent d’une guerrière dissimulée : il devient un personnage sulfureux alors qu’il mène une expérience presque ascétique. Il ne souffre que d’une apparence qui ne répond pas aux critères de virilité de l’époque, et se voit vite accusé de tous les crimes et turpitudes de la région.
Il est rapidement rappelé en France et dépouillé de tous titres officiels. Il se reconvertit en genre d’espion, faisant passer durant plusieurs années des informations importantes, mais aussi des potins au roi, dans des lettres piquantes où il se fait nombre d’ennemis. Il refuse les demandes en mariage qu’on lui adresse, se montre de moins en moins, attise les rumeurs un peu plus chaque jour. Les paris sur son véritable sexe montent à plus de cent mille livres sterling ! Lors d’un assaut, le chevalier ayant reçu un coup de fleuret au sein, souffre d’une tumeur volumineuse qui fait penser à une poitrine de femme. Les paris sont ravivés de plus belle.
Au bout d’un temps, lassé par ses opérations indécentes et ne voulant pas être accusé de spéculer sur les paris le concernant, il se rend dans les milieux populaires, paré de son uniforme et de son arme, défiant quiconque ose entretenir la rumeur face à lui. Personne n’osera se mesurer à d’Éon. Il quitte Londres quelques semaines plus tard, lorsqu’on lui apprend que des gens riches conçoivent le projet de le faire saisir par ruse ou force et le visiter malgré lui, ce qu’il est décidé à ne pas souffrir.
Ces problèmes d’argent le rattrapent vite, et d’Éon tombe une nouvelle fois en disgrâce. Alors qu’il a toujours refusé de s’associer aux originalités qu’on lui prête, il ne supporte pas l’anonymat et décide de jouer le jeu. Il commence donc à se travestir volontairement, à 47 ans, surement parce que sa vanité y trouve son compte et sa tranquillité pareillement. Alors femme, elle est ensevelie par les demandes en mariage de plusieurs hommes qui croient en sa féminité, ou entendent profiter d’un homme en toute discrétion. Elle est notamment sollicitée par les lettres attendrissantes de cet homme de beaucoup d’esprit qui se laisse prendre aux déclarations de l’androgyne et tombe grossièrement dans le panneau : Beaumarchais. L’auteur de Figaro écrira à propos d’Éon, « Quand on pense cette créature tant persécutée est d’un sexe à qui l’on pardonne tout, le cœur s’émeut d’une douce compassion. ». Mais qui est-il vraiment ?
Le chevalier va passer un contrat, au nom du gouvernement français, ou il stipule qu’il abdique définitivement et solennellement son nom et sa qualité d’homme et s’engage à porter désormais un costume féminin. Le fantôme d’Éon disparait entièrement et une déclaration publique, nette et sans équivoque, du véritable sexe — féminin — de Charles-Geneviève-LouiseAuguste-Andrée-Thimothée d’Éon de Beaumont, fixe à jamais sa personnalité, sans même être approuvée pas un examen physique. Il conserve son uniforme et porte sur ses robes la Croix de Saint-Louis.
D’Éon se trouve, un jour, dans une réunion où la conversation porte sur l’escrime. Animé par un sujet si intéressant pour lui, oubliant le respect dû à la tenue qu’il porte, il quitte brusquement son siège, trousse ses jupes et se met en garde. Quoiqu’il soit habillé en homme par-dessous, cet écart imprévu produit un effet tel que toutes les femmes sortent du salon en courant !
Lorsqu’on raconte cette histoire devant le roi et son épouse, Marie-Antoinette manifeste plus vivement que jamais le désir de voir le phénomène. On devine l’affluence qui se presse au château de Versailles ce dimanche 21 novembre 1777, le jour de son invitation royale. Quand arrive la chevalière, en large panier, longue queue, vaste robe, manchettes à cinq rangs, immense perruque avec de la poudre, gants blancs, éventail à la main, parfaitement rasée, collier et boucles d’oreilles de diamant et se donnant tous les airs gracieux d’une jolie femme, il se produit un mouvement extraordinaire de curiosité. Soit l’émotion, soit qu’elle a été pressée par l’assistance, soit encore qu’elle l’a voulu, voilà notre chevalière qui laisse tomber sa perruque, ce qui la met en posture ridicule. Elle fait alors une figure si grotesque en se recoiffant, que les souverains et toute leur suite ont de la peine à ne pas s’esclaffer dans la chapelle même, malgré la sainteté du lieu… Un pareil incident accroît la popularité du pseudo-hermaphrodite.
Chacun veut connaître la dame masculine qui a perdu sa perruque. Les invitations pleuvent de tous côtés à son adresse : elle parvient bientôt à vivre de cette notoriété. Toujours à la recherche de ragots et de personnalités sur lesquelles on peut médire, tout Paris s’amuse à raconter qu’elle a encore plus l’air d’être homme, depuis qu’elle est en femme. Attifée de la manière la plus caricaturale, personne ne croit au sexe féminin d’un individu qui se rase et a de la barbe, qui est taillé et musclé en hercule, qui saute en carrosse et en descend sans écuyer, qui monte les marches d’un escalier quatre à quatre, etc. Alors même que la cour a eu ce qu’elle voulait — que le chevalier assume un genre parmi les deux possibles, les médisances et les rumeurs tournent bien plus que lorsqu’elle n’était qu’un homme…
Mme Genet et ses filles s’efforcent en vain de faire l’éducation de cette vierge de 50 ans. Seulement, impossible de distraire un être aussi original, qui ne joue à rien, n’aime guère à travailler des doigts et ne consent que par grâce à broder une tapisserie. Si la femme en lui apprécie les accoutrements féminins, l’homme que l’on a éduqué comme tel ne supporte pas les injonctions réservées à ce genre, tout comme les interdictions qui en découlent. Tout son plaisir est de lire ou d’aller courir dans les bois. On a beau l’empêcher de sortir à pied, comme n’étant pas convenable à son sexe, elle déjoue toute surveillance et se livre sans contrainte à ses goûts que les femmes taisent comme on leur a appris dès la naissance.
La chevalière n’a de cesse de repousser les avances grossières d’hommes curieux de son anatomie, qui lui proposent des rendez-vous indécents, sans tenir compte des respects d’usage. D’Éon répond à ces messages par des lettres assassines. Elle fait un appel à d’autres femmes pour les liguer toutes contre cet ennemi de leur sexe. On ne peut se montrer plus militante, à une époque où le féminisme n’a pas encore pris le développement qu’il a depuis acquis.
Au vu de cette vigoureuse insolence, on annule, par une sentence solennellement émise, la validité des paris autorisés jusqu’alors. Il est déclaré que la vérification nécessaire blesse la bienséance et les mœurs et qu’un tiers. La chevalière a gagné de pouvoir vivre dans le genre qui lui plaît, ou qui plaît le plus aux autres, et se retrouve donc libre de toutes persécutions… ne lui restent que celles réservées aux femmes de l’époque.
Notre personnage qui s’assume de plus en plus même s’il peine à copier les manières des vraies dames se trouve finalement atteint d’une maladie fort douloureuse. Elle dira qu’ « elle survient par le défaut de l’exercice du cheval, des armes de la chasse et de la promenade, auxquels je suis si accoutumée et que je ne peux plus prendre sous mon nouveau vêtement, à moins de faire courir tout Paris et tout Versailles après moi. ». En vérité, même si d’Éon souffre, c’est surtout par manque de moyens, et par lassitude, qu’elle souhaite redevenir homme, son apparence nécessitant plusieurs domestiques et pièces de vêtement, tandis que son uniforme militaire est simple et rapide à enfiler. En 1778, alors que la France s’engage en guerre contre l’Angleterre auprès des Américains, la chevalière prie encore le ministre borné de l’autoriser à aller se battre pour sa patrie – les femmes n’en ayant pas le droit -, chose qu’elle juge dans plusieurs lettres comme vitale. On ne sait aujourd’hui si ces arguments sont véridiques, ou si d’Éon est simplement lassé de son personnage féminin et invente des stratagèmes pour en sortir. Mais la Cour de Versailles se montre inexorable. Même si des notes de tailleur attestent qu’elle se balade en homme clandestinement, la chevalière est prise à son propre jeu, et coincée dans un sexe… qui n’est pas le sien ?
Pour vivre, elle prend part à des tournois d’escrime et bat plusieurs hommes spécialisés dans ce sport. Malgré ces rentrées d’argent, elle est emprisonnée à plusieurs reprises pour ses dettes, sombre dans la dépression, car elle ne fait plus parler d’elle, et meurt finalement de maladie en 1804, à l’âge de 82 ans.
Son sexe réel, fin mot de l’histoire, est révélé lors d’une autopsie : la chevalière d’Éon est un homme parfaitement constitué, et un moulage est même pratiqué sur son cadavre, qui fixe définitivement le public sur le sexe du sieur d’Éon, longtemps après considéré comme le personnage le plus étrange de son temps…
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