Nathalie Clifford Barney, nouvelle prêtresse des homosexuelles
Natalie Clifford Barney est une femme qui n’a jamais cessé de séduire : sa vie est une suite interminable de longues amours. Il est vrai qu’elle a reçu, entre autres dons, la beauté, l’esprit, le charme, la santé, la fortune et surtout la façon de s’en servir et d’en jouir !
Née en 1876 à Dayton, Ohio, fille de riches Américains, elle obtient de pouvoir vivre à Paris, accompagnée de sa sœur Laura et de leur mère Alice. La jeune femme, séductrice en herbe, est attirée par la réputation de la Ville Lumière et la liberté des mœurs qui y règne plus qu’ailleurs. Natalie abandonne donc très vite ses petites amours d’adolescente pour se consacrer à son futur rôle d’amazone et assumer son homosexualité, dont elle dit avoir connaissance depuis ses douze ans.
Celle qu’on pourrait appeler la Sappho américaine vise haut : elle ne veut rien de moins que la courtisane la plus en vue de Paris, Liane de Pougy. La jeune femme, obstinée, la poursuit avec assiduité et en fait finalement la difficile conquête. Liane surnomme alors Natalie moonbeam, son rayon de lune, en raison de la couleur argentée de ses cheveux. Leur liaison est orageuse : en effet, à vingt-deux ans, Natalie subit encore quelques contraintes imposées par ses parents et est peu encline à la fidélité, tandis que Liane doit vaquer à ses devoirs de courtisane et de danseuse. Chacune fait l’expérience de la jalousie, car, si Liane est fort prisée des hommes du monde, Natalie est, de son côté, une jeune fille à la mode dans le Paris lesbien de 1900. Liane de Pougy raconte leur liaison et leur séparation à rebondissements dans Idylle saphique, en 1901, un véritable succès en librairie.
Quoi qu’il en soit, leur amour ne dure qu’un an. Déjà, Natalie délaisse Liane pour une jeune poétesse, Pauline Tarn, plus connue sous le nom de Renée Vivien, qui lui dédie son premier livre de poèmes Études et Préludes en 1901. C’est une passion sincère qui unit les deux amantes, Natalie devenant dès lors la muse de Renée. Toutefois, la passion va de pair avec les drames : scènes de jalousie, emportements et revirements soudains deviennent le lot quotidien du couple.
C’est aussi à cette époque que Pierre Louÿs, poète français, dédicace à Natalie un exemplaire des Chansons de Bilitis : À Natalie Clifford, jeune fille de la société future. Dans l’esprit des années 1900, Renée et Natalie forment un couple exemplaire et moderne. La passion des deux femmes culmine lors d’un voyage, un pèlerinage à Mytilène, sur l’île de Lesbos. Mais une fois de retour, la flamme s’éteint, avec de sordides et douloureux déchirements, à l’instar de l’histoire de Natalie et de Liane de Pougy qui s’est consumée quelques années auparavant. Là encore, un livre écrit par Renée Vivien raconte cet amour : Une femme m’apparut.
Il faut dire que Natalie ne peut s’empêcher d’aimer plusieurs femmes en même temps, et Renée ne le supporte guère. La mort de celle-ci, en 1909, suite à une pneumonie aggravée par son anorexie, l’alcoolisme et la toxicomanie, met définitivement fin à cette liaison qui n’en finissait pas de s’éteindre. L’Américaine collectionne alors les aventures : Eva Palmer, la poétesse anglaise Olive Custance qui deviendra Lady Douglas, Colette, la cantatrice Emma Calvé, l’actrice Henriette Roggers, Mata-Hari et bien d’autres encore.
En 1910, Natalie a trente-trois ans et Lucie Delarue-Madrus, qui lui est intime, nous la décrit ainsi dans ses Mémoires :
Le teint de pastel, les formes très féminines, les cheveux d’un blond de féérie, l’élégance parisienne de cette Américaine ne laissaient qu’au bout d’un moment se révéler le regard d’acier de ses yeux qui voient tout et comprennent tout en une seconde.
Natalie emménage au 20 rue Jacob, cette demeure qui sera le temple des relations homosexuelles de la jeune femme et qui accueillera tous les grands noms des salons et des arts. Dans son jardin, Natalie donne également des Fêtes de nus très chastes où Eva Palmer donne la réplique à Colette.
Son surnom d’Amazone est, à cette époque, imposé par les Lettres à l’Amazone, puis les Lettres intimes à l’Amazone de Rémy de Gourmont, qui faisait une cour pressante à Natalie depuis leur rencontre en 1912, mais, bien sûr, en vain.
Celle qui succède à Liane de Pougy et Renée de Vivien est Romaine Brooks, une peintre américaine dont les tableaux ont beaucoup de succès dans les années 1910. Brooks sera le véritable grand amour de Natalie : ainsi, elles vivent ensemble pendant cinquante ans, tolérant les incartades de l’une ou de l’autre. Les années passent sereinement, néanmoins un détail vient noircir le tableau : l’attitude de Natalie Clifford pendant la Seconde Guerre mondiale est controversée. Aurait-elle fait preuve de complaisance à l’égard du fascisme et d’Hitler, et d’antisémitisme ? Elle a bel et bien écrit un mémoire, non publié, profasciste et qui citait des pans de discours du terrible dictateur. Toujours est-il que, lorsque Romaine Brooks s’exilera un temps en Italie en 1937, Natalie la rejoindra en 1940, avant leur retour à Paris quelques années plus tard. Beaucoup d’intellectuels qui la fréquentèrent dirent à ce sujet qu’elle émettait de nombreuses théories bancales concernant la tyrannie fasciste. En bref, elle n’y connaissait rien.
Presque jusqu’à la fin de sa vie, le 20, rue Jacob est resté un salon en vogue, bien qu’un peu replié sur le passé. Natalie, à partir de 1925, s’est rangée et assagie aux côtés de Romaine Brooks, même si elle connaît de courtes aventures, notamment avec Dolly Wilde, la nièce d’Oscar Wilde. Ses querelles et ses passions sont désormais seulement spirituelles. Son dernier coup d’éclat est la campagne de presse qui se déchaîne en 1968, quand on menace de l’expulser du 20, rue Jacob. L’Amazone, vieille et malade, finit alors par quitter la bâtisse devenue insalubre, et meurt le 2 février 1972 à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
Elle a laissé plusieurs écrits, qui ne sont pas des chefs-d’œuvre, mais pour le moins d’attachants témoignages : Éparpillements, Traits et Portraits, Pensées d’une Amazone, Poems et Poèmes, Autres Alliances, Aventures de l’Esprit, et des Mémoires, Autobiographie, Souvenirs indiscrets, Je me souviens. Bref, un parfum de scandales dans le Paris de la Belle-Époque.