Enfermé dans un irrémédiable mutisme, la moustache touffue et mal taillée, le regard perdu, l’esprit ailleurs… Friedrich Nietzsche s’éteint tragiquement à Weimar, en Allemagne, après avoir brusquement sombré dans la folie lors d’une scène dont l’histoire gardera tristement mémoire. En effet, 11 ans plus tôt, le philosophe de l’éternel retour se jette au cou d’un cheval que l’on bat dans une rue de Turin : il implore en sanglots qu’on épargne le pauvre animal. C’est le début d’une longue et pénible descente aux enfers.
Durant son martyre, Nietzsche est épaulé à la fois par sa mère, qui décédera peu avant lui, et par sa sœur, qui profitera de cette occasion pour détourner ses œuvres et les adapter à l’idéologie nazie. Pour un homme qui, par ses écrits, critiquait ouvertement toute émancipation féminine et astreignait le sexe opposé aux diktats du surhomme, quel tournant ironique adopta sa vie en de si funestes instants !
Toutefois, la philosophie misogyne de celui qui, dans Ainsi parlait Zarathoustra, conseillait à l’homme de s’armer d’un fouet pour rendre visite aux femmes, n’est en réalité pas uniquement le fruit de sa réflexion, mais également celui de son expérience amoureuse particulièrement douloureuse avec la très célèbre séductrice et femme de lettres Lou Andreas-Salomé. Lorsqu’il la rencontre, Nietzsche se trouve en Italie où il profite de la pension que lui a octroyée l’Université de Bâle en raison de sa santé incapacitante pour se ressourcer et tirer bénéfice du climat de la région. Il se rend ainsi à Gênes, puis à Rome, en 1882, où ses yeux se poseront sur la troisième et dernière femme de sa vie.
Mais qui est donc cette Lou Salomé qui, par son érudition et sa culture, en vient à s’attirer les prétendances d’un intellectuel si prestigieux ? Son charme est en tout cas tel que Nietzsche en tombera éperdument amoureux et commencera à entretenir une correspondance enflammée avec cette véritable muse spirituelle.
Pour preuve, il existe de nombreux extraits de ces lettres passionnés qui attestent de la vivacité des sentiments du philosophe errant :
« J’ai beaucoup pensé à vous et partagé en esprit tant de choses qui nous élèvent, nous émeuvent et nous rendent heureux que c’est comme si j’avais vécu avec vous, ma chère amie. Si vous saviez à quel point cela paraît étrange et nouveau pour le vieil ermite que je suis ! »
[Extrait de la correspondance du 16 juillet 1882]
Louise von Salomé, ou Luíza Gustavovna Salomé, naît, en 1861, d’un père d’origine française expatrié en Russie qui se dévoue corps et âme à sa carrière militaire. Sa mère, Louise Wilm, est la fille d’un riche fabricant de sucre. De cette union naîtra une fratrie de six enfants dont Lou est la seule et unique fille. Très rapidement, on la place dans une école privée anglaise où elle apprend à maîtriser plusieurs langues, dont l’allemand, qu’elle utilise fréquemment dans ses rédactions. À l’âge de 17 ans, elle rencontre son premier maître et prétendant, le pasteur Heinrich Gillot qui la convertira au luthérianisme et lui proposera de se divorcer pour l’épouser. Elle refuse les avances du pauvre éperdu et part rejoindre sa mère à Zurich où elle entreprendra un parcours universitaire. Toutefois, sa santé fragile la contraint à accompagner sa mère en Italie afin d’entamer une cure au soleil.
C’est à cette occasion qu’elle rencontra Nietzche et… Paul Rée.
En effet, en 1882, lors d’une réception organisée par une amie commune, Malwida von Meysenbug, les trois personnalités se rencontrent et une profonde relation d’amour se tisse entre les deux hommes et l’érudite. À un point tel que Paul Rée, émerveillé par les charmes de Lou, tentera, quelques jours plus tard, de couper l’herbe sous le pied de son concurrent en la demandant en mariage !
Toutefois, sa demande est refusée et la séductrice demande alors à ses prétendants de consentir à… un ménage à trois ! Ainsi, sur les bases d’une relation purement platonique, la « trinité » fraîchement formée va alors sillonner les terres italiennes sans jamais être consommée. Ce périple se terminera en Suisse, sur les rives du lac d’Orta, où Nietzsche décidera d’immortaliser leur union selon une mise en scène de son cru.
S’ensuit alors la séparation physique du ménage qui envisage néanmoins de se retrouver en hiver. Pourtant, Nietzsche ne peut davantage supporter son statut d’ami auprès de Lou ; il en fait part à sa sœur qui, subtilement et insidieusement, écartera la charmeuse de l’esprit de son frère. Jamais il ne lui pardonnera cette manipulation.
Parallèlement, les relations entre Paul Rée et Lou Salomé se renforcent considérablement, à tel point que le philosophe à la moustache est finalement écarté du trio et laissé à sa triste solitude.
Aigri et profondément déçu par cet échec, il puisera dans les souvenirs de cette seule relation amoureuse, le contenu de son ouvrage le plus célèbre : Ainsi parlait Zarathoustra. C’est donc par ce livre que le philosophe règlera ses comptes avec la gent féminine et posera les jalons de son idéologie teintée de masculinisme.