On ne sait si Van Gogh aurait connu un tel succès posthume si la sulfureuse histoire de sa folie et de son talent méprisé n’accompagnait pas son œuvre. On connaît l’empereur Néron pour sa cruauté, Baudelaire pour ses tempéraments excessifs, le Marquis de Sade pour ses déboires sexuels et ses multiples emprisonnements. Pourtant, c’est étrange, personne ne connaît Abu Nuwas et son aura licencieuse, celui qu’André Gide qualifiait de « ivrogne, pédéraste, libertin, demi-tour de Hâroun al-Rachid, aussi connu par ses bons mots et ses facéties, que par ses vers ». Ce que l’écrivain français veut dire par ces bons mots, c’est surtout qu’il est considéré de son vivant du plus grand poète arabe, et qu’il l’est toujours, mille ans plus tard...
Abu Nawus est un poète arabo-persan qui a vécu au 8e siècle à Bagdad, durant l’apogée de l’Empire abbasside. Il est connu pour son recueil le vin, le vent, la vie, qui ne contient quasi que des textes érotiques, parlant d’homosexualité, d’ivresse et de tout ce qui était illicite à l’époque et qui le reste aujourd’hui. Car c’est un fait : si ces textes sont toujours les plus belles productions poétiques dans sa langue, Abu Nuwas reste ancré dans les mœurs des pays arabes à la fois comme un dépravé lubrique, un outil de contestation politique et un orphelin au destin formidable.
Dis-moi : « voilà du vin ! », en me versant à boire.
Mais surtout, que ce soit en public et notoire.
Ce n’est qu’à jeun que je sens que j’ai tort.
Je n’ai gagné qu’en étant ivre mort.
Proclame haut le nom de celui que tu aimes,
car il n’est rien de bon dans les plaisirs cachés.
Son père l’abandonne à sa naissance, et sa mère le vend par la suite à un épicier. Par hasard, il se retrouve dans les salons de philosophie de la plus grande et raffinée ville du monde l’an 800, Bagdad, et rencontre des poètes qui lui donnent une éducation lettrée, et l’initient au libertinage. Seulement l’actuelle capitale d’Irak, en 800 et sous le califat islamique, n’est pas forcément ce que l’on croit : la prostitution et l’homosexualité sont monnaie courante, on a récupéré les habitudes romaines et grecques sans faire attention à la rigueur morale et physique que préconise la nouvelle religion musulmane jeune de cent petites années. Certains mots arabes pour définir « luxure » ou « prostitution » sont même purement et simplement des noms de quartiers de Bagdad !
De bon matin, un faon gracieux me sert à boire.
Sa voix est douce, propre à combler tous les vœux.
Ses deux accroche-cœurs sur ses tempes se cabrent.
Toutes les séductions me guettent dans ses yeux.
Abu Nuwas, encore jeune, part dans le désert, rencontrer les plus sages hommes de l’époque. Les Bédouins qui décèlent en lui un grand talent entament de faire de lui un poète classique raffiné et noble. Ils lui recommandent pour cela de ne composer aucun vers avant d’avoir appris par cœur tout ce que la poésie arabe ancienne a pu faire de mieux. Une fois cela fait, ses précepteurs lui imposent d’oublier ces milliers de vers, pour parvenir à écrire ce qu’il y a de plus beau, tout en s’inspirant de son instinct uniquement.
Il entre à la cour du calife Al-Amin, grâce à sa poésie pleine d’esprit et d’humour, et devient son protégé, voire un peu plus. Il chante pour le plus grand bonheur de son entourage la vie urbaine, les cabarets et les joies du vin. Il se moque sans retenue des Arabes, les qualifie d’un peuple d’hyènes choisi en dernier par le dieu unique qui a déjà béni les Juifs et les chrétiens avant eux, de cette fierté de race tribale qui n’a selon lui aucun sens ; et les hommes de la cour l’adulent ou le condamnent, essayent parfois de l’assassiner. Comme quoi, Dieu dans toute sa grandeur est plus susceptible que les normes sexuelles de l’époque. « On dirait que quelqu’un a quelque chose à se reprocher », moque Abu Nuwas.
Ce que les pantalons ont caché se révèle.
Tout est visible. Rince-toi l’œil à loisir.
Tu vois une croupe, un dos mince et svelte
et rien ne pourrait gâcher ton plaisir
On se chuchote des formules pieuses...
Le calife joue avec lui un jeu de pouvoir, il sert de caution progressiste et moderne jusqu’à la provocation de trop, par exemple ce recueil où il change quelques mots des sourates coraniques pour leur faire dire l’inverse et conseiller à tous les fidèles de boire du vin pour accéder à la vie éternelle qui se résume selon lui à un orgasme prostatique... À côté de cet engagement politique qui l’amuse, le poète arabe n’a de cesse de repousser les limites des usages de l’époque. Outre son affection pour toute sorte de plaisirs sexuels, il a par exemple l’idée d’aller se prostituer, habillée en femme, juste à côté de la Kaaba, le lieu de culte suprême des musulmans et aussi le terme de leur long pèlerinage. Abu Nuwas expliquera qu’il attend les voyageurs éreintés à l’issue de leur prière pour profiter de leur prétendue pureté, qui selon ses dires rend les rapports encore plus savoureux… Difficile d’imaginer ce qui tomberait sur la tête du fou qui irait aujourd’hui draguer des pèlerins au milieu d’un Irak bien moins tolérant vis-à-vis des travestis.
Ô mes amis, puisse mon infortune
vous servir de leçon ! N’offrez pas de festin
de noce, car vite au chagrin
le bonheur fera place. Le mariage est une
éternelle prison pour nos mésaventures.
Restez donc loin des femmes, et masturbez-vous !
Il n’est rien de meilleur ici-bas, après tout.
Auteur : Léa Petidemange