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La vengeance est un plat qui se mange froid

Le navire baleinier l’Essex, commandé par George Pollard, se trouvait le 20 novembre 1820 près de l’équateur, dans les parages de l’île Elisabeth. L’équipage de ce navire était au plus fort de la pêche ; on tenait même deux baleines par le harpon et les canots, chargés de leurs hommes, suivaient les traces sanglantes des animaux capturés et les fatiguaient pour accélérer le moment de leur épuisement.

Tous les pêcheurs étaient dans la plus parfaite sécurité ; on ne soupçonnait aucun péril, lorsque, vers le milieu du jour, un de ces grands cétacés qu’on nomme vulgairement « baleines », d’une taille monstrueuse, se lança avec fureur contre le navire, comme s’il avait à tirer de lui quelque vengeance, et heurta violemment l’arrière, qui fut entièrement ébranlé par cette terrible secousse.

L'Essex

Pourtant le brick résista à ce choc ; mais une heure s’était à peine écoulée, que la même baleine revint à la charge avec encore plus de fureur que la première fois. Donnant de toutes ses forces contre le flanc du bâtiment, il le creva et lui fit un trou si grand qu’à l’instant même, la cale commença à s’emplir d’eau.  Aussitôt on arma les chaloupes, on les pourvut de subsistances et d’instruments, et les vingt hommes qui composaient l’équipage de l’Essex se livrèrent sur ces frêles embarcations à la merci du vent et de la mer. Dans les premiers jours de cette navigation périlleuse, l’une des barques, chargée de sept hommes, se sépara des autres, et l’on n’en eut plus aucune nouvelle.

Les deux qui restaient, après avoir erré trois semaines en mer, ayant à lutter tantôt contre des grains, tantôt contre des calmes, abordèrent sur l’île Elisabeth, où les malheureux naufragés ne trouvèrent que des œufs d’oiseaux. Mourant de faim et ne trouvant rien qui pourrait leur servir d’aliments, les barques reprirent le large, laissant dans l’île Elisabeth trois hommes qui demandèrent à y rester. La situation fut aussi horrible pour les uns que pour les autres.

Les naufragés des chaloupes se retrouvèrent bientôt sans vivres et leur état devint épouvantable. Deux hommes ayant succombé d’inanition et d’épuisement, les autres mangèrent leurs cadavres.

Quand on a vaincu une pareille répugnance, et que la faim fait sentir ses poignants aiguillons, on peut laisser cours à d’horribles pensées : il fut alors question de sacrifier quelques individus au salut commun. On tira au sort : ce juge aveugle condamna le mousse du capitaine, qui a été tué et dévoré comme un mouton. Cet épouvantable sacrifice ne se renouvela plus. Mais un homme de l’équipage décéda, et on décida de le manger. Enfin, après ces hideuses scènes d’anthropophagie, les deux canots, séparés l’un de l’autre, eurent le bonheur d’être sauvés chacun de son côté. Les bâtiments qui les recueillirent furent horrifiés par le spectacle de leurs misères ; on hissa à bord des spectres plutôt que des hommes. Et les naufragés restés volontairement sur l’île Elisabeth ? Un vaisseau fut envoyé plus tard pour les ramener en Europe.

C’était le Surrey, capitaine Montgomery. Les trois hommes qu’on y retrouva avaient passé trois mois sur ce rocher, vivant des oiseaux qu’ils pouvaient prendre et de quelques tortues de passage. Le seul abri qu’ils avaient trouvé était des grottes où ils découvrirent huit squelettes humains. Ces malheureux racontèrent que leur plus grande souffrance avait été la privation d’eau douce. Il leur fallait souvent patienter et tromper leur soif pendant cinq ou six jours à attendre que le ciel envoie quelques gouttes de pluie dans les creux des rochers.

Quand la nature reprend ses droits...

 

Aurielle Marlier

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